Les figures 68 et 69 représentent la distribution de l’ensemble des segments vocaliques présents dans nos corpus en fonction de leurs durées pour l’une et l’autre des deux zones dialectales traitées (i.e. Maghreb vs Moyen-Orient).
Pour les deux zones dialectales, il est possible d’observer que la distribution des segments vocaliques est bi-modale, avec — dans les classes temporelles allant de 40 ms à 60-70 ms en moyenne — la répartition des voyelles les plus courtes, et dans les classes allant de 100-120 ms à 240 ms ou plus, celle des voyelles les plus longues. Cette répartition correspond assez nettement à l’opposition des voyelles étymologiquement brèves et/ou longues, le recouvrement des deux zones étant quasi nul. Les valeurs extrêmes à l’intérieur de chaque catégorie peuvent ainsi être interprétées comme la manifestation de phénomènes d’allongement et/ou de compression liés à l’influence de divers paramètres, dont l’intercorrélation est inévitable en parole naturelle et entraîne le plus souvent des modifications importantes au niveau de l’organisation temporelle (voir par exemple, sur la figure 69, la présence de quelques voyelles brèves présentant une durée de plus de 80 ms dont on conçoit aisément qu’elle résulte de l’influence de variables contenues dans l’énoncé).
Toutefois, la présence, pour chaque catégorie étymologique, de deux « pics » nous permet de considérer les valeurs de durée moyennes calculées tous timbres confondus, pour chaque pays et pour chaque zone dialectale, comme représentatives de chaque classe temporelle (tableau 51).
Durée moyenne des VB (en ms) | Durée moyenne des VL (en ms) | |
Maroc | 58 | 106 |
Algérie | 52 | 103 |
Tunisie | 51 | 102 |
Moyenne Maghreb | 54 | 104 |
Syrie | 61 | 140 |
Liban | 58 | 145 |
Jordanie | 54 | 131 |
Moyenne Moyen-Orient | 58 | 139 |
La comparaison de ces valeurs avec celles présentées dans le tableau 44, permet de constater que les durées moyennes des segments vocaliques produits en parole continue sont systématiquement inférieures à celles obtenues sur la base d’un corpus lu ou oralisé. La moyenne de durée des segments vocaliques — calculée sur la base des résultats obtenus par les différents chercheurs dans les études précédemment citées — conduit dans les dialectes maghrébins à une durée moyenne de 81 ms (moyenne calculée à partir des mesures effectuées en arabe tunisien et marocain) ; pour les dialectes orientaux (i.e. égyptien, libanais, jordanien, saoudien et syrien) elle est de 87 ms62. Dans nos données la durée moyenne des voyelles brèves est en moyenne de 54 ms au Maghreb et 58 ms au Moyen-Orient. Pour les voyelles longues, les différentes études traitant de la caractérisation de l’opposition de quantité vocalique dans les dialectes arabes, conduisent à une durée moyenne de 125 ms pour les parlers de la zone Ouest et de 157 ms pour les parlers de l’Est du domaine arabophone. Nous obtenons 104 ms pour le Maghreb et 139 ms pour le Moyen-Orient. Il semble ainsi que la variable « parole continue » conduise, de manière générale, à la compression des segments vocaliques brefs et longs. Un second point intéressant à souligner réside dans la répartition des segments vocaliques longs. Ceux-ci sont en effet distribués sur un nombre de classes plus important que leurs pendants brefs. Ce constat est à mettre en relation avec les valeurs élevées des écarts-types relevées pour les voyelles longues, à l’intérieur de chaque parler et pour l’ensemble des timbres (voir sections précédentes). Sur ce point, il nous semble possible d’avancer l’hypothèse que le contrôle « exact » de la durée des voyelles longues ne s’établit pas tant en fonction d’une durée spécifique définie comme [+ longue], mais plutôt par contraste avec la durée nécessaire pour l’implémentation d’une voyelle brève. Ainsi, pour tous les parlers étudiés, une voyelle longue se doit, bien naturellement, d’être plus longue qu’une voyelle brève. En revanche, en l’absence d’une opposition — au niveau phonologique — entre voyelles mi-longues et voyelles longues, les segments vocaliques longs peuvent connaître des allongements importants (cf. valeurs élevées des écart-types, tous timbres confondus et pour chaque type de parler). Ces allongements sont possibles car ils ne risquent pas de compromettre l’équilibre du système. Au contraire, ceux-ci peuvent même être interprétés comme favorisant, en parole, l’opposition binaire voyelles brèves vs voyelles longues.
Par ailleurs, bien que le problème de la durée vocalique n’ait jamais été abordé dans une optique comparative mettant en jeu divers dialectes arabes, les moyennes calculées ci-dessus, sur la base des résultats obtenus par différents chercheurs partageant, certes, le même objet de travail (i.e. caractérisation de la durée des voyelles brèves vs longues en arabe) mais divergeant de manière considérable quant à la méthodologie utilisée (origine dialectale des sujets, corpus utilisés, choix de la (ou des) variable(s) dépendante(s) etc.), permettent d’observer une tendance générale que nous retrouvons dans nos données. Celle-ci consiste à remarquer qu’en moyenne les voyelles brèves et/ou longues présentent d’une zone dialectale à l’autre des différences de durée remarquables. Afin de caractériser au niveau statistique ces écarts, nous avons reporté dans le tableau 52 les rapports VL/VB calculés pour chaque parler, sur la base desquels un T-test a été effectué.
Rapports VL/VB moyens par pays (tous timbres et tous locuteurs confondus) | |||
Maghreb | Moyen-Orient | ||
Maroc | 1.8 | Syrie | 2.3 |
Algérie | 2.0 | Liban | 2.6 |
Tunisie | 2.0 | Jordanie | 2.1 |
Moyenne des Rapports VL/VB par zone | |||
1.9 | 2.3 |
La variable indépendante est ici la zone dialectale et l’analyse statistique révèle que les rapports mis en oeuvre dans l’une et l’autre des deux zones dialectales sont significativement différents T (3, 2,35) = 2.50 (p = .04), les parlers orientaux attestant des rapports significativement plus élevés que les parlers du Maghreb. Cela signifie que dans les parlers du Moyen-Orient, l’opposition de durée vocalique s’établit de manière plus contrastée qu’au Maghreb, où l’on constate néanmoins que, même au Maroc, cette opposition subsiste.
Pour ce calcul, nous n’avons pas retenu les durées obtenues par Al-Ani (1970), lequel postule que la durée des voyelles brèves en arabe irakien est de 300 ms. Ce résultat étant — comme nous l’avons déjà mentionné précédemment — non-significatif du fait de la méthodologie utilisée par l’auteur.