I – Histoire et Mémoire : problèmes théoriques et questions épistémologiques.

Charles Péguy, pour décrire les rapports conflictuels qu’entretiennent histoire et mémoire, a opté, dans un passage fameux de Clio, pour une virulente métaphore géométrique. Égratignant comme à son habitude la pratique d’une certaine histoire, étriquée et mesquine, celle qu’ailleurs il appelle « une dame de l’enregistrement », celle que professe cette « maigre Sorbonne » où règnent les maîtres positivistes Langlois et Seignobos, il écrit : ‘ « l’histoire est essentiellement longitudinale, la mémoire est essentiellement verticale. L’histoire consiste essentiellement à passer au long de l’événement. La mémoire consiste essentiellement, étant dedans l’événement, avant tout à n’en pas sortir, à y rester et à le remonter en dedans. La mémoire et l’histoire forment un angle droit. L’histoire est parallèle à l’événement, la mémoire lui est centrale et axiale ’ ‘ 3 ’ ‘ . »

On sait qu’à longueur de pages Péguy a célébré la mémoire et au contraire vitupéré les prétentions de l’histoire scientiste de son temps. Mais depuis lors, les historiens ont largement abjuré le positivisme, conscients de ses dérives et de ce que ses excès donnaient de leur discipline une vision caricaturale. Cependant, malgré ces progrès et d’importantes « révolutions » historiographiques – ne citons que celle des Annales –, tous les malentendus ne sont pas dissipés entre ces deux modes d’appréhension du passé, tant la frontière qui les sépare est ténue. Le temps n’est pas encore venu où leurs relations ne seraient plus perçues sur le mode de l’antithèse mais sur celui de la complémentarité. Persiste encore entre ces deux « frères ennemis » plus qu’une incompatibilité d’humeur et plus encore qu’une incompréhension ; presque une opposition, qu’on doit tirer au clair.

Sans recourir au radicalisme conceptuel et après que beaucoup d’éminents spécialistes ont contribué à défricher le terrain 4 , on se doit de proposer à notre tour un rapide essai de définition de ces deux notions sempiternellement en quête d’identité.

Notes
3.

In Clio, Paris, Gallimard, 1932, 277 p. A propos de la conception de l’histoire et de la mémoire développée par Péguy, on doit lire, sous la plume avertie de François Bédarida, « Mémoire et conscience historique dans la France contemporaine », in Histoire et mémoire, actes du colloque de Grenoble de janvier 1997, publiés sous la coordination de Martine Verlhac, Grenoble, CRDP de l’Académie de Grenoble, collection « Documents, actes et rapports pour l’éducation », 1998, p. 89-96.

4.

Dont nous citons abondamment les noms et les travaux dans les pages qui suivent. Parmi ceux qui nous ont le plus inspiré, la cohorte des historiens est la plus nombreuse : Pierre Nora, François Bédarida, Jean-Pierre Rioux, Henry Rousso, Jacques Le Goff, Robert Frank. Le philosophe Paul Ricoeur reste notre référence absolue alors que Tzvetan Todorov, en linguiste, Henri-Pierre Jeudy en anthropologue et Marie-Claire Lavabre en politiste et en sociologue, contribuent dans d’autres registres à faire avancer notre réflexion personnelle sur la question de la mémoire.