1 – Quelle fatalité chronologique ?

Évidemment, les historiens un peu plus que les autres savent que la mémoire n’est pas l’histoire. Mémoire et histoire apparaissent de prime abord comme deux concepts qui, si on les confond souvent parce qu’on les associe sans nuance au terme générique de passé, demeurent cependant irrémédiablement différents, voire antagonistes. Mais énoncer cette évidence ne suffit pas. Il faut repérer et pointer les points de divergence. Quel que soit le moment et où que se situe le lieu de la « rencontre » entre l’histoire et la mémoire, celle-ci se produit toujours. Il est très rare que l’une succède à l’autre, par un quelconque automatisme chronologique. Celui-ci serait en l’occurrence bien trop pratique, puisqu’il autoriserait à compartimenter, en les délimitant, les sphères d’influence et les domaines d’intervention réservés de l’un et de l’autre phénomène. Trop facile et illusoire, cette coupure chronologique qui garantirait l’étanchéité entre mémoire et histoire est décidément artificielle. La mémoire n’est pas ce fossile dont pourraient rêver les historiens qui projettent d’en écrire l’histoire 7 . Mémoire et histoire sont au contraire dans la simultanéité temporelle, ce qui suppose alors qu’ils entretiennent des rapports éminemment dialectiques et forcément conflictuels. La première distinction n’est ainsi pas due à une manière de fatalité chronologique (la seconde succédant à la première comme mécaniquement...) mais bien à cela que le mode de sélection, le tri qui est à l’œuvre en histoire ne fonctionne pas de la même manière que celui qui opère au sein de la mémoire.

On assiste plutôt, sinon à un chevauchement total et conscient, du moins à un télescopage entre ces deux moyens de perception du passé 8 .

L’histoire et encore plus la mémoire feraient-elles alors partie de ces « concepts mous » comme parlait Bergson, de ces notions embarrassantes que la philosophie désigne sous le vocable pratique d’« indéfinissables » ? Nous ne le pensons pas. Et de toute manière, « indéfinissable » ne signifie pas « inutile »...

C’est pourquoi nous proposons une rapide définition des deux notions, une définition toute personnelle, c’est-à-dire adaptée à notre propre recherche, à son cadre épistémologique et méthodologique.

Notes
7.

Dont nous fûmes... Il n’y aurait qu’à se reporter à la définition que nous donnions des deux notions en maîtrise d’histoire pour sourire de l’illusion volontariste qui était la nôtre à l’époque. Cf. Mémoire et enjeux de mémoire. Grenoble à la Libération (1944-1946), mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine sous la direction de Jean-Pierre Viallet, dans le cadre du séminaire d’histoire contemporaine « Religions, mentalités et sociétés », Université des Sciences sociales de Grenoble (Pierre Mendès France)/UFR des Sciences humaines, département d’histoire, septembre 1991, 452 p. ; voir plus précisément la page 2.

8.

En outre, quand la vogue historiographique s’empare de la notion de mémoire pour la dresser en valeur étalon de la « nouvelle histoire », ce n’est pas pour faciliter la tâche – qui consiste en une patiente évaluation des différences entre les deux phénomènes – de l’historien soucieux, serait-on tenté de dire, de ne pas « mélanger les genres »...