2 – Modes de sélection et d’analyse.

La mémoire est évidemment cette faculté humaine de retenir les éléments du passé qu’on appelle souvenirs. A ce titre, tout rapport au passé repose sur la mémoire. Le terme et la notion ont cependant acquis depuis quelques dizaines d’années déjà, une acception plus restrictive qui les conduit à s’opposer consciemment à « histoire ». Globalement, le mot « mémoire » se réfère, d’une manière un peu floue, aux rapports que l’individu entretient avec un passé personnel. Sur l’autre rive, l’histoire est perçue comme un discours sur le passé, impersonnel et froid, sèchement analytique et qui à force d’abstraction, ignore à ce point la chair et l’épaisseur du vécu humain qu’on en vient parfois à la dédaigner.

La mémoire est partielle, l’histoire est, elle, globale, si ce n’est totale. En acceptant le postulat de cette équivalence, on admet implicitement que la seconde est plus complète que la première. Et on entre de plain-pied dans la perpétuelle et stérile concurrence que se livrent les deux notions. Qui sait même si le mépris, ou au moins une certaine condescendance hautaine des historiens pour la mémoire, ne se profilent pas derrière cette complaisante équation ?

Or, il nous semble que le problème entre ces deux notions – ou plutôt le malentendu – réside ailleurs. Non pas tant dans une différenciation en termes de degré, de gradient, de « plus ou moins » de totalité dans la présence du passé dans le présent, mais bien de nature. Car si la représentation du monde, qu’il s’agisse de celle de la mémoire ou de celle de l’histoire, procède toujours d’une analyse et d’une sélection, la « façon de faire » est différente.

A l’histoire, l’ambition de décomposer un tout de manière conceptuelle et en maniant des catégories abstraites avant de généraliser son propos de la manière la plus objective possible. A la mémoire, cet aspect plus fragmenté mais aussi plus segmenté, plus concret, où fourmillent les détails et les exemples. A l’histoire, cette traque de la vérité d’adéquation qu’elle cherche à établir entre l’énoncé, la description documentaire et la réalité passée. A la mémoire, cette quête d’une autre vérité, qu’on pourrait appeler vérité du dévoilement de soi par rapport au passé. Clio s’attache à identifier les données de l’événement telles qu’elles sont dans leur tangibilité, leur matérialité quantifiable. Mnémosyne 9 , en revanche, retient surtout la trace que les événements extérieurs laissent dans l’esprit des individus, en privilégiant forcément l’univers immatériel des expériences psychiques, celles-là mêmes que l’historien, par définition, a tant de mal à appréhender.

Leur registre d’expression du passé n’est pas le même. La coupure n’est pas temporelle (l’une après l’autre) mais bien épistémologique. C’est à la fidélité que s’attache la mémoire. C’est à la vérité que travaille l’historien.

La confusion entre les deux modes d’analyse est d’autant plus facile que mémoire et histoire partagent le même moyen d’expression concrète : le récit . Et si tant est qu’il y a transition de la mémoire à l’histoire, elle est ardue à repérer parce qu’elle ne s’accompagne pas d’un changement de médium.

En un sens, on pourrait considérer comme une preuve non pas de la supériorité de la mémoire, mais de son indéniable utilité, son rôle d’archivage inconscient des expériences psychiques de l’individu. D’un accès plus difficile que les faits matériels, l’histoire a pu avoir une tendance à les négliger, ou à en minorer l’importance. Alors que la mémoire, qui est naturellement affranchie du souci disciplinaire de la vérification, nous apporte des éclairages inédits sur ces aspects essentiels de l’expérience. Elle a donc une indiscutable valeur cognitive et, comme l’écrit pertinemment Tzvetan Todorov, ‘ « il apparaît que même si l’on se place dans la seule optique de recherche de vérité, la mémoire n’est pas simplement de l’histoire au rabais, un matériau brut qu’on ne pourrait utiliser tant qu’il n’est pas passé par le tamis historique ’ ‘ 10 ’ ‘  ».

Notes
9.

Les deux figures symboliques de la mythologie grecque sont indissociablement liées : la déesse Mnémosyne, épouse de Zeus, est la mère de Clio, l’aînée des sept Muses.

10.

Tzvetan Todorov va plus loin : « Or, la question reste posée : peut-on réduire la mémoire, c’est-à-dire l’évocation du passé par celui qui en était le témoin, voire l’acteur, à la seule fidélité, à la seule défense des intérêts du groupe auquel il appartenait ou des siens propres ? Réciproquement, le discours de l’histoire se trouve-t-il suffisamment caractérisé par la seule aspiration à la connaissance et à la vérité ? » ; « La mémoire devant l’histoire », in Terrain, numéro 25, septembre 1995, p. 101-102.