3 – L’histoire et ses tentations...

Dire la considération qu’on a pour la mémoire avant d’entreprendre d’en écrire l’histoire était pour nous essentiel. Ce rappel permet en effet de sortir l’historien de sa position de confortable assurance, fondée sur une triple certitude scientifique.

La première ligne de rupture entre histoire et mémoire, déjà évoquée, réside dans le programme de connaissance que s’assigne la première et qui, dépendant de sources, vise à une certaine évidence documentaire, avec pour ambition d’en mesurer le degré de fiabilité. L’histoire s’impose là l’épreuve de la véracité dont ne s’embarrasse guère la mémoire. Et si l’histoire, au sens de l’historiographie, consciente qu’elle est de l’équivoque qui règne entre elle et la mémoire, a tellement souvent la prétention d’exercer une fonction critique et corrective à l’égard de cette dernière, ne risque-t-elle pas, par « intégrisme », de finir par perdre de vue ce qui structure la fonction irremplaçable de la mémoire ?

La cassure s’approfondit ensuite parce que l’histoire entend expliquer. Là où pour la mémoire il y a une vérité, et nécessité de fidélité à cette vérité, l’histoire impulse de l’explication et rappelle qu’il y a plusieurs façons d’enchaîner les mêmes faits. Ce que Paul Ricoeur nomme élégamment la « logique du probable » est au cœur de la démarche historienne et permet d’habituer l’esprit à la pluralité des récits concernant les mêmes événements 11 .

Enfin, après s’être documentée et avoir avancé des explications, l’histoire veut interpréter. Et entre alors en confrontation directe avec des préjugés, à la fois de ceux qu’entretient la « mémoire collective » et ceux dont est responsable l’histoire officielle quand elle endosse le rôle social d’une « mémoire enseignée ». Bardée de documents et ayant reconstitué l’enchaînement explicatif des événements, elle peut se lancer dans une critique tous azimuts. Et peut-être risquer de confondre ambition et prétention, et d’atteindre alors à la surchauffe propre à l’hypercriticisme.

Notes
11.

Comme le signale Paul Ricoeur, parler de probabilité à propos de l’histoire comme discipline, « ce n’est pas affaiblir l’effet critique de l’histoire explicative. Il ne faut pas oublier que le probable tient une position intermédiaire entre la preuve, qui contraint par la nécessité intellectuelle, et le sophisme qui séduit par les artifices de langage » ; « Entre Mémoire et Histoire », in Mémoires des peuples. Histoire, mémoire et identité. A chacun sa mémoire ?, numéro spécial (248) de la revue Projet, Hiver 1996-1997, p. 9.