1 – Quelle est la fonction de la mémoire ?

Vouloir rendre compte de la fonction de la mémoire, c’est en tout premier lieu rappeler la pensée d’une longue tradition philosophique 12 . Depuis Saint Augustin jusqu’à Husserl, en passant par Locke, la mémoire est décrite comme attachée à l’évocation de l’expérience intérieure, comme assignée à l’intériorité. Si tout un chacun fait ainsi quotidiennement l’expérience que la mémoire est presque exclusivement personnelle, c’est d’abord grâce à ce sentiment qui est une certitude : « à chacun ses souvenirs ». Ceux-ci, fort heureusement d’ailleurs, ne sont pas transférables de ma mémoire à celle d’autrui : ils sont miens et uniquement miens.

De plus, la mémoire est le témoin de la continuité temporelle de chaque individu 13 . C’est le sens de la célèbre formule de Saint Augustin qui définit la mémoire comme « le présent du passé » et qui écrit : ‘ « l’impression que les choses en passant font en toi y demeure après leur passage et c’est elle que je mesure quand elle est présente, non pas ces choses qui ont passé pour la produire ’ ‘ 14 ’ ‘ . » ’ La mémoire est alors cette solution de continuité qui autorise l’individu à remonter du présent qu’il est en train de vivre jusqu’aux plus lointains événements de sa vie. La mémoire, en établissant une connexion entre présent, passé proche et passé lointain, opère une rétention inconsciente et vitale distincte de la remémoration, qui est elle effort et qui donne au contraire le sentiment de la distance temporelle.

Et puis la mémoire est aussi projection en cela qu’elle permet d’orienter le passage du temps. Elle est, toujours selon Saint Augustin, la condition de l’unité de l’expérience temporelle puisqu’elle assure le lien entre chacun de ces trois présents – ou plutôt chacun des trois volets d’un « triple présent » – dont parle le philosophe et moraliste chrétien : présent du passé dans la mémoire ; présent du présent dans l’attention ; présent du futur dans l’attente.

De manière incontournable, la mémoire est donc premièrement une affaire individuelle qui tient lieu de ligne de cohésion personnelle et même de ligne de vie à chacun d’entre nous. Cependant, notre propos n’est pas d’ausculter les mémoires individuelles. Nous pourrions même écrire qu’au contraire, notre projet cherche à évaluer la mémoire collective de la dernière situation de crise qu’a connue notre région de référence. Le passage, toujours problématique, de l’individuel au collectif, appelle lui aussi des éclairages.

Notes
12.

Dont Paul Ricoeur pense que sociologues et historiens l’ignorent ou la dénient. In « Entre Mémoire et Histoire », art. cité, p. 7. Lire également sa contribution au colloque Histoire et Mémoire, « Passé, mémoire et oubli », op. cit., p. 31-45, qui va dans le même sens.

13.

Ce sentiment de continuité que, citant Dilthey, Paul Ricoeur nomme la « connexion de vie » (Zusammenhang des Lebens) ; in « Histoire et mémoire », contribution à De l’histoire au cinéma, Antoine de Baecque et Christian Delage (dir.), Bruxelles, Editions Complexe/IHTP/CNRS, collection « Histoire du temps présent », 1998, p. 18.

14.

Cité par Paul Ricoeur, in Temps et récit, tome 1, Paris, Le Seuil, collection « L’ordre philosophique », 1983, p. 37.