2 – Qu’est-ce que la mémoire collective ?

Dans le champ des sciences sociales, ce passage d’une notion propre à la psychologie individuelle à un usage moins spécialisé ne peut se faire par simple et paresseuse analogie. Grâce à la sociologie et à Maurice Halbwachs, la transition s’est faite sous les auspices de « l’intelligence scientifique » et a abouti, plutôt qu’à un transfert par équivalence, à l’invention d’un nouveau concept 15 . Certes il se nourrit des évidentes ressemblances entre mémoire individuelle et mémoire collective, mais il ne s’en contente pas. Au crédit de la mémoire collective, de nombreux points. Le premier et le plus évident, c’est qu’on ne se souvient pas seul, mais grâce à l’aide des souvenirs des autres. En outre, nos propres souvenirs sont souvent dépendants des récits que l’on a reçus d’autrui. Surtout, nos souvenirs sont enserrés et encadrés par des récits collectifs, lesquels sont renforcés par la ritualisation sociale (commémorations, célébrations publiques des événements qui ont structuré la vie des groupes – ce qu’Halbwachs nomme précisément « les cadres sociaux de la mémoire »). C’est ce dernier point qui autorise Halbwachs à penser que les groupes auxquels nous appartenons ont aussi une mémoire, qui préside aux relations entre la subjectivité de chacun des membres qui les composent autant qu’elle en découle. A ce compte-là, quand pour invoquer sa mémoire l’individu dit « je » et les groupes « nous », c’est la même revendication de « mienneté », mais aussi de continuité et de projection qui est à l’œuvre 16 . Les parallélismes entre mémoire individuelle et mémoire collective peuvent alors aisément se décliner. Ainsi de cette égalité qu’on peut postuler entre la notion subjective de remémoration et la notion sociale de commémoration : au triple présent cher à Saint Augustin équivaudrait à l’échelle collective ce que Reinhart Koselleck appelle le croisement entre « l’horizon d’attente » (futur), qui s’effectue dans l’expérience du présent historique commun à un groupe, et « l’espace d’expérience » (passé) 17 .

Les souvenirs, même personnels, sont non seulement partagés mais influencés par le présent, qui conditionne la façon dont ils sont articulés. Ils appartiennent en propre aux individus en même temps qu’ils croisent les souvenirs impersonnels du groupe auquel appartient nécessairement tout individu. Et puisque ceux-ci ne sont jamais vraiment seuls, ils construisent leurs propres souvenirs dans une relation réciproque avec les souvenirs tout aussi construits des autres. Au bout du compte, la mémoire individuelle et collective (ou sociale) est un réseau continu dont l’organisation est marquée par des analyses et des problèmes postérieurs à l’événement qui est à leur source, et dont l’articulation est le produit et en même temps la trace des codes conventionnels mais évolutifs de la narration, des « cadres sociaux de la mémoire ». La mémoire renforce donc les ressemblances internes du groupe au détriment de ses différences inhérentes.

Cependant, il faut se garder de considérer comme définitivement valide cette tentation d’une équation d’égalité. Présupposer un sujet collectif de la mémoire à l’encontre de l’idée évoquée plus haut de la « mienneté » des souvenirs reste un pas toujours difficile à franchir parce qu’il implique que la mémoire collective d’un groupe a les mêmes fonctions et schémas d’organisation que ceux attribués par la psychologie à la mémoire individuelle. Ainsi, des riches débats qui ont confronté l’historien Henry Rousso et la politiste Marie-Claire Lavabre, nous avons appris à ne pas confondre la notion de mémoire collective, a priori si séduisante, on vient de le voir, et celle de manifestations collectives de mémoire 18 . Faisant siennes les remarques critiques qu’en historien Marc Bloch adresse à son collègue Maurice Halbwachs, Marie-Claire Lavabre pense qu’il faut s’entendre sur « la question de la définition du collectif ». Et de citer l’auteur des Rois thaumaturges : ‘ « Libre à nous de prononcer le mot de mémoire collective, mais il convient de ne pas oublier qu’une partie au moins des phénomènes que nous désignons ainsi sont tout simplement des faits de communication entre individus. » ’ Marc Bloch, décidément sceptique, reproche encore à Maurice Halbwachs de ne pas suffisamment cloisonner les deux sphères et d’user d’un ‘ « vocabulaire durkheimien, caractérisé par l’emploi, avec l’épithète collectif de termes empruntés à la psychologie individuelle ’ ‘ 19 ’ ‘  ».

Pour notre compte, nous retenons surtout de ces critiques 20 que l’expression « mémoire collective » est peut-être « piégée », mais que l’intuition qu’elle recouvre est opératoire. Il y a bien des individus qui ont en commun à la fois des souvenirs et qui vivent ensemble les manifestations sociales et publiques de ces souvenirs. Plutôt que de mémoire collective, on pourrait ainsi parler de mémoire partagée – et même, grâce aux critiques que formule Gérard Namer à l’égard de l’œuvre d’Halbwachs, de mémoire sociale partagée 21 – appuyée sur une pratique sociale commune du souvenir, et ce quelle que soit la nature du groupe qui vit cette mémoire et qui exerce cette pratique. Ensuite, on peut se lancer dans une qualification différenciée de ces mémoires sociales partagées (nationale, associative, officielle, etc.), et, pourquoi pas, tenter d’en donner une vision d’ensemble à l’échelle d’une aire géographique et d’une scansion chronologique données.

Et si, comme le soutient Marie-Claire Lavabre, la mémoire collective n’est pas réductible à l’ensemble des manifestations qui révèlent la présence du passé, si effectivement il faut corriger et redresser l’expression telle que l’a codifiée Halbwachs, admettons que c’est à la marge qu’interviennent ces ajustements. Nous sommes pleinement d’accord avec Henry Rousso pour penser que même si ‘ « elle laisse un sentiment indéfinissable d’insatisfaction, l’œuvre de Maurice Halbwachs n’a pas encore été dépassée ’ ‘ 22 ’ ‘  » ’ et qu’en tout cas les historiens peuvent au moins entreprendre l’étude de cette mémoire collective-là, sans méconnaître les limites de sa définition, mais sans sombrer non plus dans la « ringardise » besogneuse. Il faut s’arrêter à une définition, si temporaire soit elle, si l’on veut travailler et produire des études : ainsi contribue-t-on à faire avancer d’un même mouvement la connaissance et la notion.

Notes
15.

L’ouvrage fondamental de Maurice Halbwachs, paru en 1925 à la Librairie Alcan, réédité en 1975 par François Châtelet aux Éditions Mouton, a fait l’objet récemment d’une nouvelle réédition augmentée d’une longue postface de Gérard Namer (p. 297-367), certainement le meilleur connaisseur de l’œuvre du grand sociologue décédé à Buchenwald dans les bras de Jorge Semprún. Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, collection « Bibliothèque de l’Evolution de l’Humanité », n°8, 1994, 367 p.

16.

Le néologisme « mienneté » est employé par Paul Ricoeur, in Temps et Récit, op. cit., p. 8-9.

17.

Cité par Paul Ricoeur, ibidem, p. 9.

18.

Lire notamment leurs divergences in Histoire politique et sciences sociales, Denis Peschanski, Michael Pollak, Henry Rousso (dir.), Bruxelles, Complexe, collection « Questions au XXè siècle », 1991. Leurs deux textes composent le chapitre 9 (« Les usages politiques du passé ») de l’ouvrage : Henry Rousso « Pour une histoire de la mémoire collective : L’après Vichy », p. 244-264 et Marie-Claire Lavabre, « Du poids et du choix du passé. Lecture critique du « “Syndrome de Vichy” » », p. 265-278. Ces textes ont été publiés originairement dans le numéro 18 des Cahiers de l’IHTP (juin 1991). Ils reprennent l’essentiel des contributions d’un séminaire tenu au sein de l’Institut entre 1988 et 1990.

19.

Ibidem, p. 275-276. Ces passages sont extraits du compte rendu que Marc Bloch fit de l’ouvrage de Maurice Halbwachs, « Mémoire collective, tradition et coutume. A propos d’un livre récent », in Revue de synthèse historique, tome XL (nouvelle série, Tome XIV), p. 118-120, Paris, La Renaissance du Livre, 1925.

20.

Parfois trop sévères à notre goût (ainsi quand la politiste aime à rappeler aux historiens trop « durkheimiens » ce paradoxe que c’est un historien qui a le premier signalé les limites de la notion forgée par un sociologue (p. 276) ; ou quand elle taxe de « flottement permanent » l’usage sciemment différencié de termes proches (« mémoire », « mémoire dominante », « mémoire collective », « mémoire commune sinon collective » (p. 274)), les critiques de Marie-Claire Lavabre à l’endroit de l’étude d’Henry Rousso oublient de signaler que malgré des problèmes de définition et de nécessaires ajustements épistémologiques, le travail, mené par un historien, a abouti.

21.

Il faut absolument lire l’ouvrage de Gérard Namer consacré aux limites et apories de la pensée de Halbwachs, Mémoire et société, Paris, Méridiens Klincksieck, collection « Sociétés », 1987, 242 p. Les deux « livres » de la première partie notamment sont pour nous essentiels (Première partie : Les problèmes de la mémoire collective ; Livre I : De la mémoire individuelle à la mémoire collective ; Livre II : Les problèmes de la mémoire collective, p. 17-124).

22.

In op. cit., p. 251.