3 – De quel(s) passé(s) la mémoire est-elle faite ?

Une des ambivalences majeures liées à la notion de « mémoire collective » tient à ce que l’on emploie abusivement le même mot pour désigner indifféremment l’une et l’autre de ses deux fonctions essentielles, ce qui a pour effet d’entretenir de fâcheuses équivoques. Car la mémoire est une dans son expression mais double dans sa composition.

A la fonction de restitution et de présentation répétitive du passé, répond celle de la transmission et de l’application reconstruite de ce passé au présent. Du côté de la mémoire répétition se trouvent les discours sur le passé figés par les rites sociaux de commémoration, c’est-à-dire en général les récits des événements fondateurs de l’identité du groupe qui, à travers une image de lui-même idéalisée, lui permettent tout à la fois de s’identifier et de se représenter. L’essentiel du travail de la mémoire consiste ici, en actualisant dans des codes précis, encore et toujours, le passé du groupe, à affirmer la continuité identitaire de ce dernier. Henry Rousso précise à juste titre que ‘ « la mémoire est la condition indispensable de la permanence d’un système de comportements, de valeurs, ou de croyances dans un monde qui, par définition, change ’ ‘ 23 ’ ‘  ».

Et la permanence dans la répétition étant la seule garantie de la fidélité à l’identité du groupe, à sa valeur, à ce moment là, la mémoire est tradition 24 . Elle est poids pesant lourd de la présence du passé, de l’histoire, dans le présent du groupe et, pour la visée prospective de celui-ci (le troisième volet du triple présent de Saint Augustin), également dans le futur.

L’ensemble des représentations et des images de soi qui structure cette mémoire n’est d’ailleurs que peu pensé. A la fois réelles et imaginaires, très souvent légendaires, ces représentations fournissent aux membres du groupe une conscience historique (dans le sens d’importance de l’identification au passé) spontanée et largement inconsciente, en tout cas encore nullement instrumentalisée. Son propos est de fournir un « stock » de références dans lequel le groupe peut puiser selon des modalités de restitution connues 25 .

Mais sur un autre plan et selon d’autres mécanismes, la mémoire est aussi volonté d’ancrer le passé dans le présent, de l’y insérer à des fins socio-politiques utilitaristes. Ce passage du poids du passé au choix du passé 26 conduit forcément à un usage de la mémoire, qui, subitement, se mue en mémoire reconstruction . Se placent ici des opérations de configuration et de reconfiguration du passé, d’usage et d’instrumentalisation du passé. Cette reconstruction est permanente et se déplace au gré des circonstances du temps. Elle n’est plus tradition du passé ; elle est traduction du passé, ce que Marie-Claire Lavabre exprime nettement en écrivant que cette mémoire-là est ‘ « assignation d’un point de départ pour une tradition politique qui serait une pure reconstruction aux fins de justifier l’analyse que l’on veut faire du présent ’ ‘ 27 ’ ‘  ». ’ Évidemment, cette médiation volontaire, cette transmission voulue de la tradition du passé dans l’action du présent opère une autre sélection que celle qui est à l’œuvre dans la remémoration sociale (la commémoration se contentant de rappeler ce qui fonde le groupe). Les enjeux glissent nettement vers une politisation du discours de la mémoire et il est désormais clair que c’est par la sélection du souvenir que passe essentiellement l’instrumentalisation (qui veut dire, peu ou prou, manipulation du passé) de la mémoire.

Répétition ou reconstruction, poids ou choix du passé, tradition ou traduction ? Ce serait une erreur que de poser la question de la mémoire grenobloise de la Seconde Guerre mondiale en ces termes d’alternative. On ne peut pas découpler les deux fonctions parce que dans la mise en œuvre du processus de mémoire, elles sont la plupart du temps inextricablement liées. Avoir repéré et signalé leurs différences ne nous autorise pas à scinder arbitrairement l’analyse d’un phénomène éminemment dialectique, par essence synchronique. Répétition et reconstruction, poids et choix du passé, tradition et traduction... les deux versants de la mémoire vont la plupart du temps de pair, même si parfois des groupes privilégient, et encore à certains moments de leur histoire, ce volet plutôt que l’autre.

Pour notre propos – rendu d’autant plus ambitieux que le départ entre ces deux mémoires n’est pas aisément repérable –, il s’agira à la fois de clarifier les représentations de la dernière guerre qui alimentent la mémoire répétitive des Grenoblois entre 1944 et 1964 et d’analyser les formes et les buts des usages de ce passé récent (présent ?) qu’en fait la mémoire reconstruite. Aussi bien, cela revient à dire que l’on considère que la mémoire est tout à la fois trace du passé dans le présent, mais aussi effet du passé dans et sur le présent, et encore effet du présent sur le passé, constamment relu. La notion fluide de la « mémoire collective » que nous avions retenue (mémoire sociale partagée) s’en trouve utilement complétée : les groupes sociaux, quelles que soient leur nature et leur échelle d’expression (associations, partis, Églises, communautés urbaines, etc.) fondent leur identité sur une histoire commune et en même temps font usage du passé, réel ou imaginaire, pour légitimer leur présent. La conséquence est immédiatement visible : la « mémoire collective » est forcément sélective puisqu’elle ne conserve pas intégralement et tel quel le passé, mais le reconstruit perpétuellement, ne retenant de sa réalité que ce qui sert la vérité présente du groupe.

Notes
23.

In op. cit., p. 250.

24.

Lire sur ces aspects Yves Lequin, « Mémoire ouvrière, mémoire politique : à propos de quelques enquêtes récentes », in Pouvoirs, n° 42 (spécial « La Tradition politique »), 1987, p. 67-72.

25.

On peut lire les extraits publiés par Le Monde (« Stocker et restituer », numéro daté mercredi 27 octobre 1997) de la communication donnée par Jean-Pierre Changeux lors de la séance de rentrée de l’Institut de France du 21 octobre 1997, consacrée à la mémoire. Professeur au Collège de France, Jean-Pierre Changeux, membre de l’Académie des Sciences, analyse la mémoire de son point de vue de spécialiste des communications collectives.

26.

Rappelons que c’est le titre choisi (« Du poids et du choix du passé… ») par Marie-Claire Lavabre pour sa contribution au séminaire organisé par l’IHTP entre 1988 et 1990. Cf. op. cit., p. 265-278. Lire, du même auteur, la très pertinente mise au point « Entre histoire et mémoire : à la recherche d’une méthode », in Jean-Clément Martin (dir.), La Guerre civile entre histoire et mémoire, Nantes, Ouest Éditions, 1995, p. 39-47. Sa thèse d’État fourmille également de renseignements très utiles pour notre propos : Le fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1994, 319 p. pour la version « grand public ».

27.

In op. cit., p. 270.