II – Pression sociale et surinvestissement mémoriel : les enjeux contemporains de la période.

Nul ne peut ignorer le poids dont s’est progressivement chargée la notion de mémoire depuis pratiquement un quart de siècle. Et tous ceux qui, chercheurs professionnels, lecteurs avertis ou public plus large des librairies, n’ont pas manqué de noter l’émergence du mot, ont aussi remarqué que son emprise s’étend à présent à de nombreux domaines.

Le basculement mémoriel date du milieu des années 1970, c’est-à-dire au moment où un contexte de « désenchantement » historique largement répandu dans le monde occidental fait sentir ses effets délétères également en France. Les « Trente Glorieuses » ont connu un brutal coup d’arrêt en 1973 et le pessimisme s’impose, en lieu et place de la foi en un progrès linéaire, surtout que le doute sur la viabilité des philosophies du progrès se fait de plus en plus méthodique, comme en témoignent, quelques années après le « feu de paille » soixante-huitard, l’assèchement de la foi révolutionnaire. Foin de la téléologie historique, le monde qui s’annonce alors est un univers pétri de scepticisme et d’angoisse.

En contrepoint, s’amorce un retour sur le passé de nos sociétés, qui s’éprouvent subitement fragilisées. Censé renouer les liens entre présent et passé, il permet d’envisager le futur avec moins d’appréhension, voire de le nier. Les signes de cette tendance sont nombreux et, rappelle François Bédarida, se manifestent notamment dans le domaine éditorial, comme en témoignent « deux grands succès de librairie : Le Cheval d’orgueil de Jakez-Hélias et Montaillou, village occitan d’Emmanuel Le Roy Ladurie 28  ». Mieux, ces indices culturels sont des preuves de la fulgurance avec laquelle la mémoire apparaît et prend immédiatement de l’importance ; les historiens qui autour de Jacques Le Goff et Pierre Nora avaient réfléchi en 1974 à ce que voulait dire Faire de l’histoire, n’avaient, eux, pas su pronostiquer ce déboulé... 29

Reste que, là où l’on parlait auparavant du souvenir, on évoquera désormais la mémoire. Après avoir importé le mot (emprunté à l’utilisation spécialisée qu’en avaient les philosophes et les psychanalystes, mais aussi les sociologues), nous en avons assuré une telle valorisation, il possède à présent un tel supplément d’âme, que son succès même est devenu un marqueur de notre temps et pose question. En effet, ce phénomène de surinvestissement, de survalorisation mémorielle, ne semble-t-il pas échapper à toute rationalité ? Les commémorations, rétrospectives et anniversaires qui se succèdent en France à un rythme effréné ne trahissent-elles pas une incontinence commémorative propre à notre époque et qui favorise, sous prétexte qui plus est de la combattre, une insidieuse propension à l’oubli ? C’est ce que pensent certains, dont nous sommes, qui constatent que nos sociétés vivent sous l’empire de la mémoire. De cela, il faut impérativement être conscient avant d’entreprendre un travail axé sur l’écriture de l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, sous peine de ne pas repérer les chausse-trappes qui parsèment notre chemin et de participer à notre corps défendant à une mode qui, de plus, nous paraît dangereuse.

Ces chausse-trappes sont selon nous au nombre de trois, trois difficultés à penser sereinement la mémoire qui sont aussi autant d’apories de la mémoire.

Notes
28.

In Histoire et mémoire, op. cit., p. 90. Nous pouvons témoigner d’ailleurs de l’ampleur de la vague ; nos souvenirs de jeune enfant gardent l’image du visage parcheminé de ce vieux breton dont le portrait orne l’édition « France Loisirs » du Cheval d’orgueil, qui figurait en bonne place dans la bibliothèque parentale. Si Montaillou... ne l’a pas accompagné, d’autres ouvrages « patrimoniaux » l’ont au fil du temps rejoint, du même acabit, et notamment Une soupe aux herbes sauvages (1978, Paris, J.C. Simoën, 321 p.) d’Emilie Carles, le livre d’André Dextet, Panazô, un conteur occitan (Paris, Fayard, 1978, 317 p.), et Toinou, le cri d’un enfant auvergnat, d’Antoine Sylvère (Paris, France Loisirs, 1980, 397 p., avec une préface de Pierre Jakez-Hélias...) qui rapprochaient mes parents exilés en toulousain de leurs racines limousines. Pierre Jakez-Hélias, Le Cheval d’orgueil : mémoires d’un breton du pays bigouden (traduit du breton par l’auteur !), Paris, Plon, collection « Terre humaine », 1975 pour la 1ère édition, 575 p. ; Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan : de 1294 à 1324, Paris, NRF/Gallimard, collection « Bibliothèque des histoires », 1975, 642 p.

29.

Faire de l’histoire, Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), I. Nouveaux problèmes, II. Nouvelles approches, III. Nouveaux objets, Paris, Gallimard, 1986 pour l’édition de poche, n° 16, 17, 18, collection « Folio/Histoire ». On sait que Pierre Nora se « rattrapera » largement avec l’entreprise fondatrice des Lieux de mémoire.