A – Vague et vogue de la mémoire : le danger de la confusion.

C’est une fantastique vague de mémoire qui déferle depuis près de trente ans sur l’Occident, mais que peut-être on entretient ou en tout cas à laquelle on participe consciemment. Comme l’écrit justement Arno Mayer, sommé de se justifier devant un parterre d’étudiants empêchés de considérer avec objectivité l’histoire par leur propre abus de mémoire, après la parution de son remarquable ouvrage : ‘ « La mémoire est sans nul doute à la mode en ce moment, tant à Caen ’ ‘ qu’à Jérusalem ’ ‘ , à Washington ’ ‘ , à Moscou ’ ‘ , à Varsovie ’ ‘ , à Berlin ’ ‘ , à Oradour-sur-Glane ’ ‘ ou sur l’île de Gorée ’ ‘ . Elle est devenue un produit de consommation qui rapporte et que l’on utilise à des fins politiques ’ ‘ 30 ’ ‘ . » ’ Le constat de l’historien américain est partagé par tous ceux qui ont eu à se confronter de manière critique avec le phénomène. En 1992, Henry Rousso, rendant hommage à François Bédarida, disait déjà que ‘ « la mémoire est incontestablement d’actualité, si l’on peut dire : le terme revient aujourd’hui comme un leitmotiv dans les campagnes publicitaires des éditeurs, en France comme à l’étranger (notamment aux États-Unis ’ ‘ ) et l’on ne compte plus les ouvrages qui l’introduisent dans leurs titres ou sous-titres, quand bien même ils ne font œuvre que d’histoire, au sens le plus classique du terme. Sans doute, dans l’esprit de beaucoup de nos contemporains, la référence à la mémoire doit offrir une plus-value morale que l’Histoire, si en vogue il y a à peine quelques années, semble désormais avoir du mal à assumer ’ ‘ 31 ’ ‘  ».

S’il n’y a en soi rien de choquant à ce que le phénomène « mémoire » fasse l’objet de stratégies économico-commerciales un brin démagogiques – on peut même y voir un autre des indices de sa prégnance –, cette mode introduit en revanche de sérieuses dérives de sens. A force d’user du mot, et de mésuser de la notion, on rend encore plus vaporeuse la délimitation déjà fragile entre Histoire et Mémoire. Pour le grand public, les deux termes sont souvent équivalents, au point d’être exactement synonymes. On écrit ou on emploie l’un pour l’autre. Le paradoxe est alors le suivant : c’est au moment où l’on parle le plus de la mémoire qu’on sait le moins ce qu’elle est et qu’on l’assimile grossièrement au terme censément générique de passé. Or, si nous avons dit plus haut que le temps des querelles autour des définitions des deux termes était passé, cela ne signifie pas qu’il faille confondre les deux notions. A force de galvaudage, on risque de ne plus faire correctement le départ entre l’Histoire et la Mémoire, et par voie de conséquence, de s’interdire d’envisager sereinement le dégagement et l’écriture de l’histoire de la mémoire. La mise au clair épistémologique des deux concepts a été assez longue et difficile à établir – et reste d’ailleurs suffisamment précaire – pour qu’on ne risque pas de la gâcher en commettant de grossières confusions, visibles jusque sur les rayons des librairies.

Là où historiens, sociologues et tous les spécialistes des sciences sociales depuis Halbwachs en 1925 jusqu’au débat Ricoeur/Rousso/Lavabre soixante-dix ans plus tard, ont mis tant de temps à tomber d’accord pour poser concrètement la question de la genèse sociale des souvenirs et s’interroger sur la façon dont les groupes conservent ou non leur passé, à établir ce qu’est la « mémoire collective », il semble qu’on entende de nos jours la notion dans le sens de « mentalités ». La notion de « mémoire » n’est-elle pas en effet pour nos contemporains le calque parfait de la notion de mentalité, voire de celle d’inconscient collectif 32  ?

Le danger pour notre type d’étude est évident : la vague et la mode de la mémoire ne sont-elles pas susceptibles de faire oublier cet acquis épistémologique essentiel, à savoir que l’histoire de la mémoire s’est bel et bien structurée en un fort courant historiographique, qui constitue depuis largement plus d’une décennie un domaine spécifique de la recherche, ouvrant peut-être la voie, comme a pu l’écrire Pierre Nora, à ‘ « une toute autre histoire […]. Une histoire de France, donc, mais au second degré ’ ‘ 33 ’ ‘  » ?

Notes
30.

Arno J. Mayer, « Les pièges du souvenir », in Esprit, n° 7, juillet 1993, « Le poids de la mémoire », p. 45-59. La citation est extraite de la page 47. Cet article est une version augmentée de la conférence que fit Arno Mayer au printemps 1992, le jour de Yom Hashoah, devant les étudiants juifs du groupe « Hillel » de l’université de Princeton, qui avaient proposé à l’historien, après avoir boycotté ses cours, de prouver publiquement qu’il n’était « ni antisémite, ni révisionniste  ». Son livre fait référence : A J. Mayer, La solution finale dans l’Histoire, préface de Pierre Vidal-Naquet, Paris, La Découverte, 1990. Un des intertitres de son article s’intitule précisément « La vogue de la mémoire » (p. 47) ; c’est aussi le titre de la très pertinente synthèse publiée par Marie-Claire Lavabre, « La vogue de la mémoire », in Pages-Éducation. Histoire et mémoire, n° Hors Série de la revue Pages des libraires, septembre 1998, p. 24-25.

31.

Henry Rousso, « La mémoire n’est plus ce qu’elle était », in Comment écrire l’Histoire du Temps présent, journée d’étude en hommage à François Bédarida, IHTP-CNRS, 14 mai 1992, p. 1 du texte dactylographié proposé à ceux qui assistaient à la journée. Texte repris en volume, Écrire l’Histoire du Temps présent. En hommage à François Bédarida, IHTP/CNRS Éditions, collection « CNRS Histoire. Histoire contemporaine », 1993, 417 p. L’historien pointe également avec précision les signes de cette vogue mémorielle dans d’autres publications : « Pour une histoire de la mémoire collective : L’après-Vichy », in Histoire politique et sciences sociales, op. cit., p. 250 ; « Réflexions sur l’émergence de la notion de mémoire », in Histoire et Mémoire, op. cit., p. 75 ; La hantise du passé. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, collection « Conversations pour demain », 1998, 143 p. Voir en annexe n° I, l’éditorial révélateur consacré par Jean-Michel Djian à cette compulsion de mémoire, in Le Monde de l’Éducation, de la Culture et de la Formation, n° 253 (spécial Histoire), novembre 1997, p. 3.

32.

Voir Michel Vovelle, Idéologies et mentalités, Paris, Gallimard, collection « Folio/Histoire » n° 48, 1992, 358 p. Cette nouvelle édition, revue et augmentée, du livre fondamental de Michel Vovelle, rassemble une quinzaine de contributions très éclairantes qu’a données l’historien sur les notions d’« inconscient collectif », de « sensibilité », d’« imaginaire ». Lire également Maurice Crubellier, La mémoire des Français. Recherches d’histoire culturelle, Paris, Henri Veyrier, collection « Kronos », 1991, 351 p.

33.

Pierre Nora, in Les lieux de mémoire (Pierre Nora dir.), Paris, NRF/Gallimard, « Bibliothèque illustrée des histoires », III, Les France, vol. 1. Conflits et partages, « Comment écrire l’Histoire de France ? », p. 24-25. Nos préventions sont exactement les mêmes, près de dix ans plus tard, que celles qu’exprimait alors Henry Rousso : « Mais cette mode, voire ces dérives [de mémoire], sans doute passagère, ne doivent pas masquer que l’Histoire de la mémoire constitue depuis une décennie un domaine spécifique, presque une nouvelle manière de faire de l’Histoire, à l’image des Lieux de mémoire, conçus et édités par Pierre Nora, à l’orée des années 1980 » ; in « La mémoire n’est plus… », art. cité, p. 1. Les dérives signalées par Henry Rousso n’étaient donc pas passagères...