B – Abus de mémoire, abus de pouvoir : le danger de la perte du sens historique.

Il nous semble que l’engouement frénétique des vingt-cinq dernières années pour la mémoire est le symptôme d’une crise 34 de ces identités fortes (incarnées par les corps constitués : Églises, familles, partis, État, travail, etc.) qui structuraient jusqu’au milieu des années 1970 le corps social de la nation. La tentation du rétroviseur constitue donc une réaction, au sens dynamique du terme, mais aussi une tentative pour conjurer l’inéluctabilité de la dilution des identités sociales et la faillite des philosophies de l’Histoire. A la perte du sens historique qui ces dernières années a définitivement dévalorisé l’idée de progrès, correspond un manque béant de repères qui se traduit par un besoin accru de passé, d’histoire, d’enracinement, de preuves de la continuité de nos personnes et de nos groupes. ‘ « Le retour à la mémoire a remplacé brutalement le futur comme légitimation de l’action présente » ’, écrit ainsi Olivier Mongin à qui fait écho François Hartog, en arguant que ‘ « l’appel à la mémoire manifeste la crise du présentisme ’ ‘ 35 ’ ‘  ».

Si les paramètres sont connus et que le processus semble logique, le remède n’est-il pas pire que le mal ?

C’est ce que suggère l’analyse de l’historien italien Nicola Gallerano, qui diagnostique subtilement dans cet effet-retour l’apparition d’une aporie dangereuse : ‘ « Le paradoxe consiste dans le fait que coexistent à présent deux phénomènes apparemment contradictoires : d’un côté une éradication accentuée et diffuse du passé, une ’ ‘ ’ ‘ mise au présent ’ ‘ ’ ‘ totale pour ainsi dire et, de l’autre, une hypertrophie des références historiques dans le discours public ’ ‘ 36 ’ ‘ . » ’ Pointée du doigt sans être ici nommée, cette sorte de nostalgie confuse et émolliente à laquelle nos contemporains semblent soulagés de s’abandonner. Une nostalgie qui confinerait à la pathologie parce qu’on ne cesse de l’ériger en valeur absolue et qu’on a tendance à en faire la seule instance légitimante de notre vie politico-culturelle. A trop charger d’affectivité et à trop amalgamer ces deux notions clef d’identité et de mémoire – toutes les deux aidées dans leur tâche déstructurante par cette troisième nouvelle valeur qu’est le patrimoine ; trois notions dont Pierre Nora écrit qu’elles représentent les ‘ « […] trois faces du nouveau continent culture ’ ‘ 37 ’ ‘  » ’ –, on risque un repli sur le passé national qui, en connotant aussi fortement et positivement la valeur générique du passé, peut s’avérer à terme dangereux pour l’avenir même de la nation. Car la survalorisation du passé n’est pas en soi productrice de sens. C’est ce que pense, et ce qu’a le courage d’écrire lui-même Pierre Nora, en conclusion finale des Lieux de mémoire. A contre-courant de tous les thuriféraires béats de son œuvre, critiques bien intentionnées et manquant justement souvent de sens historique, Pierre Nora, déplorant que la notion qu’il a contribué à forger s’échappe vers la sphère médiatique où elle connaît une inflation rarement synonyme de compréhension, administre à tous une belle leçon de réalisme civique, parlant de la mémoire comme de ‘ « cette catégorie lourde que l’oppression de l’avenir oblige à se charger d’un passé totalisé ’ ‘ 38 ’ ‘  » ’. On l’a compris : le passé est facilement dictateur qui impose sa loi sans plus guère de règle du jeu modératrice. Et Jean-Pierre Rioux, en admirateur très distancié de la gigantesque œuvre de Nora, a ainsi raison d’écrire que « son livre est un témoignage superbe et strictement contemporain sur la tyrannie de la mémoire 39 dans un pays en errance et en transit 40  ».

Se rend-on en effet compte que cette ruée sur notre passé national, que ce culte des racines et cette religion de tant de mémoires « ethno-particularistes », peuvent risquer à terme de définitivement déconsidérer un avenir qui, même si l’idée du déclin du politique et de l’idée de progrès linéaire qui lui était biséculairement attachée semble acquise pour nos concitoyens, reste par définition à inventer ? Cependant, les prophètes « bricoleurs » de cette fin de siècle se sont trompés, et Fukuyama avait mal lu Hegel 41 , qui nous assurait il y a quelques années, excité et réjoui par la mort de l’URSS, que l’Histoire était finie… Reste que le risque d’un dépérissement de notre vie politico-culturelle est réel pour nos sociétés, qui ont cru pouvoir substituer une conception cyclique du temps (« à l’africaine » pourrait-on écrire…) qui leur est fondamentalement étrangère, à la conception classique de la linéarité. Pierre Nora, se muant encore une fois en historien de son entreprise, dénonce cette dérive quand il écrit par exemple que ‘ « le passé n’est plus la garantie de l’avenir : là est la raison principale de la promotion de la mémoire comme agent dynamique et seule promesse de continuité ’ ‘ 42 ’ ‘  » ’. A travers le « tout mémoriel », ses manifestations quasi quotidiennes (commémorations, anniversaires, etc. ; la surdose menace en cette fin de siècle qui est aussi une fin de millénaire !), nos sociétés sont en train d’assister sans broncher – pis ! en l’encourageant –, à la fin du vieux rêve et du vieux projet national qu’avait il y a un peu plus d’un siècle, si exactement formulé Ernest Renan, et qui faisait de la nation française, tout en un – il faut relire Qu’est-ce qu’un nation ? 43 – à la fois un héritage (c’est-à-dire une tradition et une transmission, grâce à l’enseignement prioritaire de l’histoire à l’école, de la mémoire des valeurs et des événements qui, jusque-là, avaient fait la France) et un projet (c’est-à-dire l’adhésion, pratiquement par contrat, à une idée commune et dynamique, destinée à toujours la faire avancer).

L’humeur nationale est bien à la récapitulation compulsive. Il faut alors, quand on envisage d’étudier la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale, ne serait-ce qu’à l’échelle locale, avoir conscience de ce risque d’hypothèque sur l’avenir que fait courir à nos sociétés le trop plein mémoriel et que Jean-Pierre Rioux formule ainsi, de manière définitive : ‘ « Une rumination de mémoire nationale a donc remplacé une histoire nationale jusqu’alors porteuse de sens ’ ‘ 44 ’ ‘ . »

Attention à la mémoire donc. D’autant plus que des stratégies conscientes d’instrumentalisation de la vogue mémorielle sont toujours possibles, même si dans nos sociétés démocratiques le danger est moindre. La mémoire est par définition ambivalente : facilement instrumentalisable, elle peut devenir un moyen de combat idéologique et politique au service d’une mauvaise cause, on ne le sait que trop bien. Du désuet folklorisme vichyste 45 au totalitarisme soviétique, qui a appliqué de la manière la plus odieuse qui soit la célèbre formule qu’Orwell met dans la bouche de Big Brother (« Qui contrôle le passé contrôle le futur. Qui contrôle le présent contrôle le passé »), en passant par la tragédie hitlérienne (« l’Histoire entière du Reich millénaire peut être relue comme une guerre contre la mémoire » a pu écrire Primo Lévi 46 ), ceux qui voulaient d’un homme nouveau, tous les systèmes d’orthodoxie politique qui prétendaient soumettre les faits à révision, ont tous tenté de faire table rase du passé et d’éradiquer la mémoire de leur peuple pour mieux les asservir. Pour eux, comme l’écrit Roland Barthes, il existe ‘ « une nuit subjective de l’Histoire, où l’avenir se fait essence, destruction essentielle du passé ’ ‘ 47 ’ ‘  » ’. Si bien qu’il existe des situations terriblement complexes où l’on ne sait plus sur qui compter. En certains points de la planète, ce n’est plus l’Histoire, parce qu’elle veut dire histoire officielle, mais bien la Mémoire qui peut servir de point d’ancrage solide dans la lutte contre le totalitarisme. Et puisque ‘ « les régimes totalitaires du vingtième siècle nous ont fait découvrir l’existence d’un danger insoupçonné auparavant : celui de l’effacement de la mémoire » ’, il faut parfois savoir (re)faire confiance à la mémoire contre l’histoire 48 . Comme l’a écrit récemment Pierre Nora, si, en Occident, « la mémoire aliène et l’Histoire libère », dans l’ensemble de l’ancien bloc soviétique d’Europe de l’Est par exemple, il faut affirmer le contraire : ‘ « [...] contre une histoire qui s’est transformée en pratique du mensonge au nom d’une prétendue scientificité, le retour à la mémoire n’est peut-être pas l’accès immédiat à la vérité historique ; mais il est à coup sûr le symbole de la liberté et de l’alternative à la tyrannie ’ ‘ 49 ’ ‘ . »

On doit ainsi méditer la belle formule de Jacques Le Goff : ‘ « La mémoire ne cherche à sauver le passé que pour servir au présent et à l’avenir. Faisons en sorte que la mémoire collective serve à la libération et non à l’asservissement des hommes ’ ‘ 50 ’ ‘ . »

Notes
34.

Plutôt qu’une crise, terme trop commode et finalement faux (puisque la crise perdure…), on devrait peut-être parler d’une véritable mutation.

35.

Olivier Mongin, « Une mémoire sans histoire : vers une autre relation à l’Histoire », in Esprit, printemps 1993, p. 108. François Hartog, « Temps et Histoire. Comment écrire l’Histoire de France ? », in Annales. Histoire, Sciences sociales, novembre-décembre 1995, n° 6, dossier « Le temps désorienté », p. 1219-1236 ; citation p. 1235. Les trois cahiers (n°59, 60, 61) consacrés par la revue Espace Temps en 1995, sous la direction de François Dosse, au Temps réfléchi, l’histoire au risque des historiens, aident également à mieux saisir les temporalités du temps historique.

36.

Nicola Gallerano, « Histoire et usage public de l’Histoire », in dossier « La responsabilité sociale de l’historien », Diogène, n° 168, octobre-décembre 1994, p. 96-106 ; citation p. 97.

37.

In Les lieux de mémoire, III, vol. 1, op. cit., p. 25.

38.

Ibidem.

39.

L’expression est de Pierre Nora lui-même.

40.

Jean-Pierre Rioux, « Nous sommes entrés dans l’ère des lieux de mémoire », in L’Histoire, n° 165, avril 1993, p. 80-82. Voir également la contribution de Jean-Pierre Rioux, « Mémoire et nation », in La France d’un siècle à l’autre. 1914-2000. Dictionnaire critique, Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Paris, Hachette, collection « Hachette Littératures », 1999, p. 623-632. On lira aussi avec intérêt le chapitre consacré par Philippe Joutard à « Une passion française : l’Histoire », qui occupe tout entier la troisième partie, elle-même significativement intitulée « La Mémoire » (p. 505-569), du quatrième volume (« Les formes de la culture ») de l’Histoire de France dirigée par André Bruguière et Jacques Revel ; Paris, Le Seuil, 1993, 601 p.

41.

Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, 450 p. L’écrivain américain n’avait en outre sûrement pas lu Anatole France, qui lui donne à distance une belle leçon sur la visée de l’histoire : « [...] il me paraît, en ce moment, que la mémoire est une faculté merveilleuse et que le don de faire apparaître le passé est aussi étonnant et bien meilleur que le don de voir l’avenir » (in Le livre de mon ami, « Livre de Pierre », Dédicace).

42.

In Les lieux de mémoire, op. cit., p. 25.

43.

Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, Paris, Mille et une nuits, n° 178, 1997, 47 p., pour une édition très récente et facilement accessible de cette conférence prononcée en Sorbonne en 1882.

44.

In art. cité, p. 81.

45.

Cet esprit qu’Édith Thomas, d’une lucidité et d’une ironie sans pareils, nomme le « troubadourisme ». Citons longuement l’écrivain, et disons ainsi toute l’admiration qu’on a pour elle : « Mais tout cela me serait bien égal, si je ne voyais dans Les Visiteurs du soir le symptôme d’une maladie plus grande, plus généralisée et par conséquent beaucoup plus alarmante. C’est une manifestation incontestable de troubadourisme. Comme le mot ne se trouve dans aucun dictionnaire médical, peut-être est-il bon de tenter d’en donner une définition. Le troubadourisme est une maladie de l’art et de la littérature qui apparaît en période régressive et consiste en un attendrissement ingénu sur un passé imaginaire. Pour que ce passé soit le plus imaginaire possible, on le repousse aussi loin qu’on le peut, dans une mémoire qui se confond pour le public avec la légende : le Moyen-Age fait fort bien l’affaire ! Le troubadourisme est donc une des multiples formes de l’évasion – par opposition au réalisme – et l’une des plus inquiétantes parce qu’elle est des plus insidieuses. Le troubadourisme fait son apparition dans l’Histoire des lettres vers la fin de l’Empire et le début de la Restauration dans une période d’oppression intellectuelle, de défaite, et de pudibonde niaiserie. Je n’oserais certes risquer aucune comparaison avec ce temps-ci. Ce serait médisance ou calomnie. Chacun voit en effet que la renaissance nationale est en marche. Mais il est clair que les mêmes causes produisent les mêmes effets […]. Pendant ce temps, Kharkov est repris et perdu, des milliers d’hommes meurent en cet instant et le devoir de l’écrivain est de fournir de l’opium au peuple. Nul doute que nous ne voyons un matin quelque Népomucène Lemercier publier sur Mérovéide » ; in Édith Thomas, Pages de journal. 1939-1944. (suivies de journal intime de Monsieur Célestin Costedet), présenté par Dorothy Kaufman, Paris, Viviane Hamy, 1995, p. 190-191. Voir aussi Herman Lebovics, La « Vraie France ». Les enjeux de l’identité culturelle, 1900-1945, Paris, Belin, collection « Temps présents », 1995, 235 p.

46.

Primo Lévi, Les naufragés et les rescapés : quarante ans après Auschwitz, Paris, Gallimard, collection « Arcades », 1989, p. 31.

47.

Roland Barthes, in Mythologies, Paris, Le Seuil, collection « Points-Essais », 1970, p. 246.

48.

Sur ce sujet précis de l’usage de la mémoire par les totalitarismes, le texte de référence reste évidemment celui consacré par Tzvetan Todorov aux « Abus de la mémoire ». La première version de ce texte a été présentée au congrès organisé par la fondation Auschwitz à Bruxelles, en novembre 1992, autour du thème « Histoire de la mémoire des crimes et génocides nazis » ; la reprise qui en est faite dans la revue Esprit est sensiblement identique (« La mémoire et ses abus », in Esprit, « Le poids de la mémoire », op. cit., p. 34-44) alors que l’ouvrage que publient les éditions Arléa est légèrement augmenté (Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995, 61 p.). Cette citation est la première phrase de ce texte si dense.

49.

Pierre Nora, « Histoire-mémoire », in Youri Afanassiev et Marc Ferro (dir.), Cinquante idées qui ébranlent le monde : dictionnaire de la Glassnost, Paris/Moscou, Payot (collection « Documents Payot »)/Éditions Progress, 1989, p. 416-417. Lire également l’article que consacre Maria Ferretti à « La mémoire refoulée. La Russie devant le passé stalinien », in Annales. Histoire, sciences sociales, novembre-décembre 1995, op. cit., p. 1937-1257. L’ouvrage collectif A l’est, la mémoire retrouvée (Alain Brossat, Sonia Combe, Jean-Yves Potel, Jean-Charles Szurek (dir.), Paris, La Découverte, 1990, 569 p.), propose un tour d’horizon complet de cette question et la préface de Jacques Le Goff est une intéressante méditation sur les rapports histoire/mémoire.

50.

Jacques Le Goff, Histoire et Mémoire, Paris, Gallimard, collection « Folio-Histoire », n°20, 1988, p. 10.