C – La mémoire comme impératif moral : le danger du devoir de mémoire.

A se généraliser comme c’est le cas depuis une dizaine d’années, l’éloge inconditionnel de la mémoire et le flétrissement corollaire de l’oubli ont débouché sur une expression qui a fait florès mais qui est aussi sujette à controverse : le « devoir de mémoire ».

Il va de soi que les drames les plus noirs de notre siècle (la Shoah et tous les totalitarismes) sont notre histoire. A ce titre, ils doivent être mémorisés par nous car sinon, c’est-à-dire si on les refoule dans une amnésie volontaire, on ne connaît pas l’histoire et on se fait complice de ses crimes. François Bédarida le dit expressément : ‘ « Le souvenir de la bestialité humaine – et les conditions dans lesquelles elle a pris forme – est à conserver impérativement ’ ‘ 51 ’ ‘ . » ’ Car si le « moi » a ses zones d’ombre et ses béances, que dire alors du « nous », de ses oublis, censures, amnésies, radiations ou manipulations ? C’est une évidence, il faut savoir rester vigilant.

Cependant, il ne faut pas confondre la valeur curative de la mémoire, qui est importante mais qui peut échouer (les horreurs de la Grande Guerre n’ont pas empêché Auschwitz, qui n’a pas évité à l’humanité la tragédie du Rwanda, comme s’il n’y avait pas de pédagogie de l’horreur…) avec la célébration inconditionnelle du culte de la mémoire. Si elle est définitivement figée dans la posture incantatoire du devoir social de mémoire, la mémoire peut priver d’agir. C’est le sens des critiques qu’Arno Mayer, Tzvetan Todorov et surtout Henry Rousso ont adressé ces dernières années au « devoir de mémoire » 52 . Ces critiques sont fortes et très argumentées ; elles sont aussi connues (risque de dérive vers un discours inquisitorial qui peut prendre des allures judiciaires, établissement de hiérarchies morales de la souffrance, artificialité de la position qui n’est qu’une posture si elle n’est pas fondée sur du savoir, etc.) et nous n’entendons pas les exposer longuement ici. Seulement voulons-nous dire que, depuis notre point de vue particulier (chercher à établir l’histoire de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale à Grenoble et dans sa région en tant qu’enseignant et en intervenant officiellement dans des institutions de mémoire telles que le musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère, ou en participant par exemple à l’élaboration des sujets du Concours de la Résistance et de la Déportation), et afin de ne pas mal vivre cette position intermédiaire, nous nous sommes forgés une « certitude » épistémologique qui nous tient lieu de ligne de conduite. Pour que l’appel au devoir de mémoire, après tant d’échecs de la mémoire, ne soit pas qu’une déclaration péremptoire, il faut inventer une pédagogie distanciée et désengagée des enjeux contemporains qui se nouent autour de la notion 53 . Ce qui veut dire en d’autres termes qu’il faut savoir privilégier le devoir d’histoire au devoir de mémoire, l’explication rationnelle à la fatalité imposée du souvenir. Le devoir de mémoire bien compris signifie qu’ ‘ « il est pire d’ignorer que de connaître ’ ‘ 54 ’ ‘  » ’. Cette constatation de simple bon sens résonne comme une confirmation : la mémoire elle-même appelle de ses vœux le dégagement d’une connaissance historique afin de pouvoir s’épanouir sereinement et de servir utilement au bien de la communauté. La connaissance a non seulement autant de nécessité que la morale, mais elle vient avant et son acquisition constitue la condition première du libre exercice de cette dernière 55 . Sans cela, la mémoire instituée n’est plus qu’un disque rayé condamné à toujours buter sur les mêmes points, le symptôme d’une culture qui se fixe au passé dont elle voudrait pourtant se séparer et le « devoir de mémoire », « une bonne conscience morale à quoi ne correspond aucun but », comme l’écrit Maurice Agulhon 56 .

Trop ou pas assez de mémoire... Entre Charybde et Scylla, le passage est étroit et le juste milieu mémoriel difficile à tenir dans une société qui ‘ « s’étourdit de mémoire parce qu’elle est à court de présent ’ ‘ 57 ’ ‘  » ’. Les écrivains ont de longtemps exprimé le danger de ces deux extrêmes. Pas assez, plus assez de mémoire pour Winston Smith, le héros d’Orwell, qui se cogne aux trous de mémoire pratiqués volontairement par un Big Brother qui rêve d’une société future d’où le temps serait chassé, définitivement obéré.

Trop de mémoire pour les protagonistes de la pièce de Tadeuz Kantor, Que meure l’artiste, qui décrit un monde infernal où l’on ne peut oublier. Trop plein de mémoire aussi par cet homme qui parvient à ce miracle de restituer sur commande l’intégralité de son passé, et qui, évidemment, en meurt, dans la nouvelle de Borgès, Funes el Memorioso.

Rappeler à cette place, c’est-à-dire en amont de notre étude, quelles sont ces trois apories de la mémoire, a pour but essentiel d’éclairer les difficultés d’une recherche historique sur la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale qui s’est déroulée dans une période où la demande sociale, très forte 58 , a correspondu exactement à l’ouverture de ce que Pierre Nora a appelé un « moment mémoire », à vrai dire inédit, et duquel nous avons du apprendre à nous méfier.

La question, un brin angoissante dès lors qu’on a pris conscience de l’ampleur du défi lancé aux historiens de la mémoire qui, d’un coup, ne sont plus ces garants civiques du passé national, est alors la suivante : comment procéder à la mise en étude du phénomène histoire, comment historiser cette enflure mémorielle omniprésente et obsédante ?

Notes
51.

In « Mémoire et conscience historique dans la France contemporaine », op. cit., p. 96.

52.

Lire notamment, sous la plume d’Éric Conan et Henry Rousso, Vichy , un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, collection « Pour une histoire du XXème siècle », 1994, p. 267-286. La contribution de Paul Thibaud, « Un temps de mémoire ? », dans le dossier Se souvenir, enseigner, transmettre publié par Le Débat en septembre-octobre 1997 (n° 98), fournit une bonne synthèse de ces critiques ; p. 166-183.

53.

A ce propos, lire les très intéressantes réflexions de Jean-François Froges, in 1914-1998. Le travail de mémoire, dossier pédagogique (établi par l’enseignant sous la direction du Parc de la Villette dans le cadre des expositions qui s’y sont tenues sur ce thème en 1998), Paris, ESF Éditeur, collection « Pédagogies », 1998, 60 p.

54.

Jean-François Froges, in op. cit., p. 54.

55.

« Le devoir de mémoire n’est qu’une coquille vide s’il ne procède pas d’un savoir », in Vichy , un passé qui ne passe pas, op. cit., p. 268. Nos amis de la « Fondation pour la mémoire de la Déportation » l’ont bien compris qui ont mis en exergue de la présentation du programme de leurs conférences de l’année 1999-2000 une de nos formules : « le devoir de mémoire consiste en un devoir d’histoire. »

56.

Cité par Paul Thibaud, in art. cité, p. 176.

57.

Pierre Chaunu et François Dosse, L’instant éclaté : entretiens, Paris, Aubier, collection « Histoires », 1994, 331 p. Cité par François Bédarida, in « Mémoire et conscience historique… », op. cit., p. 95.

58.

Lire à ce propos, sous la plume de Jean-Noël Jeanneney, « La demande sociale en question », in Le monde de l’éducation, de la culture et de la formation, n° 253 consacré à l’histoire, novembre 1997, p. 26-27. Gérard Noiriel pose très bien la question en conclusion de son compte rendu de l’ouvrage dirigé par John R. Gillis (Commemorations. The Politics of national Identity, Princeton, Princeton University Press, 1994, 290 p.) et qui fait le tour du monde des rapports entre la pratique de la commémoration et la construction de l’identité nationale, publié dans les Annales (n° 6 de l’année 1995, déjà cité) : « N’est-il pas préférable, même d’un point de vue civique, de se tenir à l’écart des enjeux de mémoire pour mieux défendre l’autonomie de la recherche historique ? », p. 1301.