II – L’histoire de la mémoire : pour une définition programmatique d’un « nouvel atelier d’historien ».

Le travail de l’historien est accablant. Peut-il, armé de sa seule rigueur disciplinaire, reconstruire le passé en toute objectivité ? Peut-il espérer parvenir à séparer la reconstruction symbolique, qui sert en quelque sorte de procédure mnémotechnique à nos sociétés, des entreprises de « réfection idéologiques de l’histoire ,» selon le mot de Pierre Vidal-Naquet 59 , menées par ceux qui ne résistent pas à la tentation d’une révision délibérément trop bienveillante ou radicalement oublieuse de leur histoire ? En un mot, la tâche est-elle possible de procéder à l’historisation de la mémoire, à la mise sous examen historien du phénomène mémoire ?

La réponse est oui. Car grâce à des travaux pionniers qui ont su se montrer pugnaces et à une incessante confrontation collective ouverte aux débats critiques, on a débouché sur le dégagement de rationalités fédératrices sur lesquelles, d’Henry Rousso à Marie-Claire Lavabre, en passant par Paul Ricœur et Pierre Nora, chacun s’accorde 60 . Et ce n’est pas un hasard si ce nouveau champ de la recherche s’est ouvert sous l’impulsion des historiens. Ceux-ci ont évolué depuis les rodomontades de Péguy. Ils savent que leur discipline n’a pas pour but de célébrer telle ou telle mémoire en particulier, pas plus de ressusciter comme par magie ce qui s’est passé, mais bien de faire comprendre, dans toute leur complexité, les rapports qui unissent et divisent les hommes et les différents groupes sociaux. Ils savent également qu’en France plus qu’ailleurs, l’Histoire a pu servir l’État et qu’elle conserve une forte dimension civique. Mais à présent, si elle contribue certes encore à construire des citoyens, ceux-ci, comme le précise Dominique Borne, sont ‘ « enracinés dans une communauté de mémoire librement choisie et non frileusement préservée, sans arrogance, ouverte à d’autres solidarités que celle de la nation ’ ‘ 61 ’ ‘  ».

Conscient que sa position est délicate, mais certainement pas intenable, ‘ (« l’historien doit en effet situer sa recherche dans la chaîne des représentations qui ont prévalu avant et prévalent au moment où il l’amorce. Autrement dit, il doit se situer et surtout situer son propos dans sa contemporanéité, au même titre que certains lui demandent d’énoncer au préalable sa subjectivité propre, ses a priori idéologiques, ou sa position de chercheur sur le ’ ‘ ’ ‘ marché ’ ‘ ’ ‘ scientifique », écrit Henry Rousso ’ ‘ 62 ’ ‘ ) ’, l’historien de la mémoire peut travailler sereinement à l’intérieur de ce « nouvel atelier d’historien », comme l’a baptisé Henry Rousso 63 .

Notes
59.

Pierre Vidal-Naquet, Mémoires. 1. La brisure et l’attente (1930-1955), Paris, Le Seuil/La Découverte, 1995, p. 275.

60.
Depuis peu, on commence même à travailler selon une perspective comparatiste autour des mémoires politiques européennes. LireHenry Rousso(dir.), Stalinisme et nazisme. Histoire et mémoire comparées, Bruxelles, Complexe, collection « Histoire du Temps présent », 1999, 387 p.
61.

Dominique Borne, « Communauté de mémoire et rigueur critique », in Passés recomposés. Champs et chantiers de l’Histoire, Paris, Autrement, Série « Mutations », n° 150-151, 1995, p. 125 (souligné par nous). Dominique Borne précise d’ailleurs utilement dans la même page que « le professeur d’histoire enseigne aussi la rigueur critique. Quand il faut mettre en ordre un discours sur le monde, confusément dessiné par les fureurs d’une actualité déversée sans hiérarchie ni recul sur les écrans, alors l’histoire peut aider à prendre cette distance indispensable à l’exercice de la pensée libre ».

62.

In « Pour une histoire de la mémoire collective : L’après Vichy », art. cité, p. 146.

63.

Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Le Seuil, collection « Points-Histoire », H 135, 2e édition revue et mise à jour, 1990, p. 11.