1 – ‘ « Un autre exercice […] : la mémoire devenue objet d’histoire dans le Temps présent ’ ‘ 65 ’ ‘  ».

La constitution de l’histoire de la mémoire en champ de la recherche scientifique est en effet exactement contemporaine du déboulé de l’histoire du « Temps présent », cette ‘ « séquence historique délimitée par la présence de ’ ‘ ’ ‘ témoins ’ ‘ ’ ‘ vivants, individus ou acteurs de l’histoire que l’historien institue comme témoins et dont il doit prendre en compte la parole… et donc la mémoire », précise Henry Rousso ’ ‘ 66 ’ ‘ . ’ Le Temps présent, c’est donc le temps de l’expérience vécue. En isolant ainsi dans le déroulement chronologique propre à l’histoire contemporaine, ce moment si particulier où ceux qui ont fait ou connu l’histoire sont encore en vie et en action, on s’est heurté à des difficultés évidemment spécifiques. Il ne saurait être question d’entreprendre ici une nouvelle défense de la validité du découpage « Temps présent ». Les objections que les tenants d’une orthodoxie disciplinaire héritée du scientisme positiviste de l’antique Sorbonne, archaïsante et prompte à l’anathème, ont pu faire valoir pour en minimiser l’importance sont non seulement connues (ces critiques surannées valant d’ailleurs pour toute approche trop contemporanéiste de l’histoire, c’est-à-dire qui s’intéresse au « passé proche » : accessibilité des sources, manque de recul, enjeux et pressions sociaux trop puissants, accusations de « journalisme », etc. 67 ) mais ont surtout été largement démontées par les travaux de l’équipe de l’Institut d’Histoire du Temps présent (IHTP), laboratoire propre au CNRS, fondé en 1978 par François Bédarida, qui prit la relève du Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale 68 .

Par delà ces querelles d’un autre âge, nous préférons insister sur cette nouveauté propre à l’histoire du Temps présent qui consiste pour celui qui s’en réclame, non plus à assister, impuissant, à la confrontation entre sa discipline et d’autres discours sur le passé, mais à la provoquer et à savoir l’organiser. Cette confrontation (et en l’espèce, confrontation veut dire l’inverse d’affrontement) entre un discours à prétention savante sur le passé et une parole vive qui s’exprime sur le même passé, conduit nécessairement à s’interroger sur la présence du passé dans le présent, sur la tradition qu’il illustre et la traduction de l’histoire qu’il offre, en un mot sur la mémoire.

Là pourrait se formuler une véritable objection à opposer à l’histoire du Temps présent, c’est-à-dire qu’elle doit analyser, critiquer et finalement interpréter un devenir historique, autrement dit une réalité dont, quand on la décrit, on ne connaît pas encore l’aboutissement 69 . Et, comme l’historien ne saurait endosser les habits du devin ou du prophète, sa construction est forcément provisoire. Cependant, nous disposons d’un avantage : nous avons choisi d’interroger une tranche du Temps présent déjà relativement éloignée de notre actualité (1944-1964), dont nous savons quels ont été son impact et ses répercussions plus tard. Sans exclure l’expérience de la contemporanéité qui caractérise toute entreprise historienne du Temps présent (notamment à travers la pratique des sources orales; cf. infra, « Délimiter, pratiquer et maîtriser un corpus documentaire »), nous voici à l’abri du reproche de la conjecture.

Objet consubstantiel du terrain d’enquête délimité par les historiens du Temps présent, la mémoire possède donc une historicité. C’est même là un des canons de l’Histoire du Temps présent. ‘ « De sorte que, quel que soit le bout par lequel on prenne notre thème, il apparaît bien que la mémoire est objet d’histoire, parce qu’elle entre dans le fonctionnement de l’histoire, et que ne pas analyser la mémoire à une époque, c’est se priver d’un des facteurs du comportement des hommes », a écrit définitivement Jean-Jacques Becker ’ ‘ 70 ’ ‘ .

Notes
65.

Jean-Jacques Becker, « Le présent dans le temps : la mémoire, objet d’histoire », in Comment écrire l’Histoire du Temps présent ?, op. cit., p. 1 du texte de 1992.

66.

In « Réflexions sur l’émergence de la notion de mémoire », art. cité, p. 84.

67.

L’une de ces critiques les plus sévères et des plus récentes a été formulée par Pierre Goubert en des termes qui paraissent fort heureusement anachroniques de nos jours : « Quant à cette large part du XX ème siècle que j’ai vécue, je la ressens surtout à travers mes souvenirs, mes réactions vives et mes dures analyses ; jamais il ne me serait venu à l’idée d’en écrire l’histoire, même brièvement, et j’avoue mal comprendre comment d’autres ont osé, sinon par vanité, par intérêt ou par goût de la facilité », in Initiation à l’histoire de France, Paris, Tallandier, 1984, p. 9.

68.

Parmi les meilleures réfutations de ces objections décidément obsolètes, lire les contributions écrites en hommage à l’un des principaux promoteurs de la notion, François Bédarida (Écrire l’Histoire du Temps présent…, op. cit.). Trois mises au point plus synthétiques et plus récentes sont également très éclairantes : Henry Rousso, « Qu’est-ce que l’Histoire du Temps présent ? », in Page des libraires, numéro de septembre 1998, op. cit., p. 26-27 ; François Bédarida, « La dialectique passé/présent et la pratique historienne », in L’Histoire et le métier d’historien en France. 1945-1995, François Bédarida (dir.), Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1995, p. 75-85 et « L’Histoire du Temps présent », in Sciences Humaines, n° Hors Série (18) de septembre/octobre 1997, « L’Histoire aujourd’hui », p. 30-32. Au vrai, qui pourrait encore contester la remarque de François Bédarida : « Aujourd’hui, l’on peut considérer que la bataille est gagnée, puisque ce champ historique est reconnu de plein droit comme un territoire de l’historien et qu’est admise sa valeur cognitive et heuristique » (Sciences Humaines , p. 31).

69.

Jean-François Sirinelli baptise joliment le Temps présent du nom évocateur de « finistère chronologique » ; in « De la demeure à l’agora. Pour une histoire culturelle du politique », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 57; janvier-mars 1998, p. 128.

70.

In « Le présent dans le temps : la mémoire, objet d’histoire », art. cité, p. 1.