1 – L’apport d’une historiographie emboîtée.

Ce sont à notre avis deux noms que l’on doit en priorité citer quand on évoque ce nouveau champ de la recherche – surtout actif, fatalement, en histoire contemporaine – que constitue l’histoire de la mémoire. Les travaux d’Antoine Prost et de Pierre Nora (venant après ceux, pionniers, de Philippe Joutard et de Maurice Agulhon 71 ) sont en effet à l’origine intellectuelle de notre propre étude. Ils représentent surtout à notre avis deux importants jalons, qui marquent chacun, à intervalle régulier, deux étapes essentielles de la maturation épistémologique et de la valeur heuristique de ce courant de la recherche en histoire.

Les anciens combattants qu’a admirablement étudiés Antoine Prost 72 , ce sont ceux de la Première Guerre mondiale. Voilà, pour l’une des premières fois identifié et étudié en tant que tel par un historien, un de ces groupes sociaux constitué et fédéré autour d’une expérience particulière et en l’occurrence traumatisante de l’existence, et qui développe une mémoire, celle justement de son expérience commune et irréductible, c’est-à-dire une manière d’être ensemble après le conflit, après avoir été ensemble, dans les tranchées et durant quatre ans.

La première leçon à retenir de l’étude de Prost est donc la suivante : la mémoire est socialement plurielle. Tous ceux qui ont vécu un événement ne partagent pas les mêmes souvenirs de cet événement : qu’a de commun la mémoire de « ceux de l’avant » avec celle de « ceux de l’arrière » ?

Le questionnement historique qu’adopte Antoine Prost est de plus très original. Il serait trop long d’en recenser ici toutes les innovations, mais on peut cependant citer trois exemples de ce que l’on peut dorénavant considérer comme de sérieux acquis méthodologiques.

C’est tout d’abord cette première manière d’enquête orale initiée par Antoine Prost qui suscite l’intérêt. L’historien a, soit directement, soit par voie postale, interrogé un très grand nombre d’instituteurs en poste après la guerre dans les villes et villages français. Il leur a adressé à tous le même questionnaire, afin de soumettre strictement au même questionnement, quelles que soient les différences d’une région à l’autre, les réponses de ces fins observateurs de la vie locale (et donc des mentalités et idéologies…) de la France d’après-guerre, qui sont souvent les dépositaires et les détenteurs d’une espèce de « mémoire locale » qui s’ignorerait. Au questionnaire type, correspond bien entendu un traitement particulièrement serré – qui permet à l’historien d’approcher au plus près ces « reins et ces cœurs », dont on sait cependant qu’on ne peut espérer pouvoir absolument les sonder…–, qui constitue l’un des aspects les plus novateurs de la thèse d’Antoine Prost, sûrement le premier historien contemporanéiste à recourir de façon aussi ample à ce type de source.

Deuxième aspect de la recherche d’Antoine Prost que nous voudrions mettre en avant parce que nous voulons nous en inspirer : le traitement qu’il a su adopter pour parvenir à lire le discours des monuments commémoratifs, plus ou moins évident, souvent ambigu et presque toujours polysémique, est à notre avis un modèle du genre 73 . Les monuments commémoratifs ont en effet pour vocation de faire perpétuellement sens au cœur de la cité. Cela grâce à un complexe attirail de symboles savamment agencés, qui tissent un réseau de filiation mythique à la portée idéologique et politique certaine. Réseau à travers lequel le citoyen – aidé en cela par ces sortes de « travaux dirigés » d’instruction civique que représentent les cérémonies commémoratives, parfaits relais du monument hiératique, pensé justement pour figer la mémoire alors que les cérémonies du souvenir agissent comme des moyens de périodiquement réactiver la mémoire, de la faire de nouveau s’actualiser – doit savoir se ménager un itinéraire afin de pouvoir adhérer aux valeurs du groupe (c’est-à-dire en l’espèce « pacifisme » et « plus jamais ça »). Retenons donc le triple enseignement que l’on peut tirer de cet aspect du travail d’Antoine Prost. Les « pierres de la mémoire », on l’a compris, parlent ; ensuite leur fonction sociale nécessite pour qu’on en saisisse la signification, qu’on fasse l’effort de les soumettre à un questionnement esthétique ; enfin, cette même fonction sociale n’est efficace que si elle est pensée en étroite liaison avec les cérémonies commémoratives 74 .

Le troisième point particulier du travail d’Antoine Prost sur lequel nous avons choisi d’insister réside dans la manière dont les anciens « poilus » et « pioupious », groupés au sein d’associations puissantes, ont su, précisément grâce au vecteur associatif, initier un discours politique revendicatif à partir et autour du thème de la mémoire. Ce discours est par nature particulier puisqu’ils sont seuls à avoir vécu l’enfer des tranchées. Cependant, cette expérience commune à laquelle les anciens combattants se réfèrent toujours pour ancrer la légitimité de leur parole, ils tentent de la faire partager par l’ensemble de la société, et évidemment en priorité par la classe politique, auprès de laquelle les associations d’anciens combattants agissent comme autant de composantes d’un vrai groupe de pression. La mise en évidence de cette idée selon laquelle la mémoire, y compris lorsqu’elle est débutante, lorsqu’elle est en cours de maturation et d’élaboration, est déjà capable d’influencer politiquement le débat d’idées d’une société, est essentielle. Elle autorise en effet à penser que faire l’histoire de la mémoire, surtout d’un conflit mondial, ne consiste pas en une entreprise qui se contenterait d’étudier des formes et des pratiques de mémoire définitivement figées sur le passé, peut-être mélancoliques, et pour tout oser, « mortes ». Cette mémoire possède une vertu dynamique et en faire l’histoire pourrait alors – hypothèse qui ouvre de larges horizons – permettre de renouer avec les préoccupations de l’histoire politique.

Il est une deuxième dette intellectuelle que tout historien de la mémoire contracte forcément. Il serait sûrement prétentieux de vouloir l’acquitter, tant elle est importante. C’est celle qui lie tous les travaux sur la mémoire à la monumentale entreprise historiographique qu’a menée Pierre Nora durant près de dix ans, depuis l’émergence et la discussion critique de l’idée au cours d’un séminaire de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales jusqu’à la parution du dernier volume des Lieux de mémoire 75 .

Plus aucun historien n’ignore ce qui fait l’intérêt de la problématique et de la méthode mise au point par l’équipe qu’a dirigée Pierre Nora. Rares sont à présent les simples amateurs d’histoire qui ne s’émerveillent à la lecture de cette nouvelle histoire de France, tant la réussite de ce vaste et si ambitieux projet a été fêté par tous les relais médiatiques.

Mais la problématique des Lieux a évolué. Alors qu’à l’ouverture du chantier, en 1984, elle reposait tout entière sur une opposition radicale entre histoire et mémoire (cf. supra), que le propos de Pierre Nora se voulait critique et entendait lui-même être « contre commémoratif », le succès de la notion qu’il a popularisée fut tel que les Lieux ont, contre leur gré, participé à la célébration nostalgique et fétichiste de l’identité française 76 . Conscient de cette dérive, Pierre Nora a sciemment infléchi la problématique des Lieux vers une perspective généalogique. Le but, fixé aux trois derniers volumes, comme l’écrit lui-même l’historien, était de « lieu-de-mémoiriser 77  » la réalité tangible de l’histoire de France, c’est-à-dire d’évaluer le destin symbolique, les emplois, réemplois, contre-emplois, usages et mésusages d’objets d’histoire déjà connus et analysés par l’histoire positive, cette histoire qui, elle, s’écrit au premier degré. En choisissant de définir la France « comme une réalité elle-même symbolique 78  », on change de focale et on accumule des monographies qui, chacune à leur place, sont un fragment symbolique d’un ensemble symbolique. Ces monographies, nombreuses et variées, sont en fait les expressions de la pluralité des identités françaises qui composent la réalité et la totalité de l’ensemble France : ‘ « […] La voie est ouverte à une tout autre histoire : non plus les déterminants mais leurs effets ; non plus les actions mémorisées ni même commémorées, mais la trace de ses actions et le jeu de ses commémorations ; pas les événements en eux-mêmes, mais leur construction dans le temps, l’effacement et la résurgence de leur signification ; non le passé tel qu’il s’est passé, mais ses réemplois permanents, ses usages et ses mésusages, sa prégnance sur les présents successifs ; pas la tradition, mais la manière dont elle s’est constituée et transmise. Bref, ni résurrection, ni reconstruction, ni même représentations : une remémoration. Mémoire : pas le souvenir, mais l’économie générale et l’administration du passé dans le présent. Une histoire de France, donc, mais au second degré ’ ‘ 79 ’ ‘ . » ’ Pierre Nora a donc systématisé en la diversifiant la méthode d’Antoine Prost 80 , en cherchant à identifier puis à recenser, enfin à analyser quels sont les endroits matériels ou idéels dans lesquels s’incarne et s’enracine la mémoire historique, politique, sociale et culturelle des Français et de la France. Epistémologiquement, cette entreprise était osée. Elle a réussi, nous permettant par là même de puiser au fonds méthodologique désormais commun à beaucoup que constituent les dizaines de contribution réparties en sept volumes. Si la plupart sont utiles pour notre travail, certaines le sont plus particulièrement et à leur lecture, trois constats s’imposent.

Une telle entreprise, si elle est dirigée par un vrai historien, doit faire appel (et c’est là une des principales raisons de sa réussite), aux compétences de toutes les sciences sociales. La leçon que l’équipe de Pierre Nora dispense ainsi à tous les historiens est celle d’un fonctionnement en constante liaison entre l’histoire, qui demeure la principale ordonnatrice du projet, et ces sciences que, souvent abusivement, on continue de qualifier d’auxiliaires. Véritable travail de synthèse, Les lieux de mémoire ont réussi donc à unir les capacités de toutes les branches de la recherche en science sociale ; c’est à ce prix que l’on a une chance de comprendre le « phénomène mémoire ».

Plus concrètement, un des principaux acquis des Lieux de mémoire réside à notre avis dans la manière dont au fil des sept volumes, on peut repérer les principales techniques et pratiques qu’a choisies – ou plutôt inventées – la société française pour incarner, matériellement ou idéellement, la mémoire de son histoire. Nous avons déjà évoqué, comme étant sûrement les plus efficaces et en tous cas les plus connues de ces techniques, le monument commémoratif et la cérémonie commémorative, étudiés par Antoine Prost. Mais on n’avait guère pensé, avant que Daniel Milo ne le fasse, à étudier les noms de rue 81 . La toponymie urbaine, autre support de mémoire, n’avait jusqu’alors pas fait l’objet d’une attention particulière. Il y aussi ces autres manifestations matérielles de la mémoire que répertorie Pierre Nora. Ne prenons qu’un exemple, celui du discours. Le registre du logos doit en effet être étudié parce qu’il est capable, quand sa destination est tout particulièrement mémorielle – commémorations, éloges funèbres, etc. –, d’une grande variété d’adaptation.

Là encore, nous pouvons tirer cette leçon que la mémoire est polymorphe, susceptible de s’incarner dans des supports, des dates, des rituels, des symboles (dont on peut d’ailleurs penser que certains restent encore à découvrir) très différents, bref que son registre est multiple.

Il est significatif quePierre Nora ait décidé d’intituler le premier volume du dernier tome (Les France) des Lieux, « Conflits et partages ». L’expression « Mémoire et enjeux de mémoire » n’est-elle pas équivalente qui tente de rendre sensible, en le figeant en une formule synthétique, le caractère éminemment dialectique de toute mémoire, qui existe en s’opposant, et qui, au bout du compte, s’accommode difficilement du consensus ?

Cette vérité première – on pourrait plutôt dire ce postulat – est de plus particulièrement perceptible quand on aborde le phénomène particulier de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale puisque dès la Libération (ou à peu près…), on assiste en effet à ce phénomène que Gérard Namer a judicieusement qualifié de « batailles pour la mémoire 82  ».

En effet, des différences et des divergences de mémoire apparaissent bientôt, qui recoupent singulièrement la composition politique de la Résistance – et de la vie politique française en général. Presque immédiatement, même si la Libération a pour un temps su créer un climat d’œcuménisme et une large communauté de pensée propices à la promotion du mythe de l’union, des querelles mémorielles se font jour. Les traditionnels affrontements idéologiques se déplacent alors sur le terrain de la mémoire. Dans cette dernière livraison des Lieux de mémoire, la contribution de Philippe Burrin, quand il étudie « Vichy », mais surtout celle de Pierre Nora qui envisage les rapports mémoriels conflictuels entre « Gaullistes et communistes », illustrent parfaitement cette incapacité de la mémoire à survivre sans s’affronter 83 .

Les occasions de surgissement périodique des conflits de mémoire sont nombreuses à Grenoble et dans sa région entre 1944 et 1964, qui rappellent les enjeux avant tout idéologiques et politiques (et dans une mesure qu’il ne faut pas négliger, également culturels) de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale.

Gaullistes bien sûr, communistes évidemment, mais aussi socialistes, catholiques et protestants, Juifs, et toutes les autres composantes du corps socio-politique de la nation française et de la communauté grenobloise se querellent, pour employer un verbe volontairement euphémisant, autour des enjeux de mémoire de la Deuxième Guerre mondiale.

Notes
71.

Cf. infra, pour une présentation détaillée de l’apport de l’œuvre de l’historien des Camisards. Lire, de Maurice Agulhon, Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, collection « Bibliothèque d’ethnologie historique », 1979, 251 p. ; Marianne au pouvoir : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1880 à 1914, Paris, Flammarion, collection « Histoire Flammarion », 1989, 447 p.

72.

Antoine Prost, Les anciens combattants et la société française. 1914-1939, 1. Histoire, 2. Sociologie, 3. Mentalités et idéologies, Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977 ; « D’une guerre mondiale à l’autre », in La mémoire des Français. Quarante ans de commémorations de la Seconde Guerre mondiale, (collectif), Éditions du CNRS, Centre Régional de Publication de Paris/IHTP, 1986, p. 25-29.

73.

Lire Maurice Agulhon, « Réflexions sur les monuments commémoratifs », in La mémoire des Français…, op. cit., p. 41-46, qui rend hommage au travail d’Antoine Prost.

74.

Ajoutons ici une remarque qui aura son importance pour notre étude : la situation qui prévaut après la Deuxième Guerre mondiale devra se greffer sur une expérience du monument commémoratif directement héritée de la Première Guerre mondiale (c’est d’ailleurs le même problème pour la commémoration…). La question est alors de savoir s’il y aura simple inspiration et adaptation d’une situation que la France a, trente ans plus tôt, déjà vécue – orchestrer et organiser la mémoire par le monument – ou bien radicale novation, voire friction entre les deux modèles.

75.

Cette campagne historiographique et éditoriale a à ce point marqué la marche de la discipline historique dans les années 1980 et 1990 qu’elle est elle-même pratiquement devenue un objet d’histoire, si ce n’est un lieu de mémoire, on l’a dit. Pour être précis, c’est en 1978, dans La nouvelle histoire, qu’on trouve l’acte de naissance des Lieux de mémoire, à l’entrée « mémoire collective » et sous la plume de Pierre Nora évidemment (La nouvelle histoire, Jacques Le Goff, Roger Chartier, Jacques Revel, (dir.), Paris, Retz, collection « Les encyclopédies du savoir moderne », 1978, p. 398-401) : « Il s’agirait de partir des lieux, au sens précis du terme, où une société […] consigne volontairement ses souvenirs ou les retrouve comme une partie nécessaire de sa personnalité : lieux topographiques […], monumentaux […], symboliques […], fonctionnels […] : ces mémoriaux ont leur histoire » (p. 401).

76.

Pierre Nora parle lui de « tautologie »… « Comment écrire l’Histoire de France ? », in Les lieux de mémoire, 3. Les France, vol. 1. Conflits et partages, p. 17.

77.

Ibidem, p. 15.

78.

Ibid., p. 24.

79.

Ibid., p. 24-25. Lire également le numéro entier consacré par Le Débat (revue dont Pierre Nora est le directeur), « Mémoires comparées », à une manière d’extension à l’Europe entière de la thématique des Lieux (janvier-février 1994, n° 78). La conclusion de Pierre Nora (« La loi de la mémoire », p. 187-191) est une excellente synthèse des enjeux contemporains noués autour de la notion.

80.

Qui participe d’ailleurs pour une grande part au succès de l’entreprise, en lui donnant certaines de ses meilleures contributions. Cf. infra, la bibliographie méthodologique, pour leur détail.

81.

Daniel Milo, « Le nom des rues », in Les lieux de mémoire, t. 2. La nation, vol. 3, 1986, p. 183-315.

82.

Gérard Namer, Batailles pour la mémoire. La commémoration en France de 1945 à nos jours, Paris, SPAG/Papyrus, 1983 ; réédité en 1987 sous le titre La commémoration en France de 1945 à nos jours, Paris, L’Harmattan, collection « Logiques sociales », 213 p.

83.

Philippe Burrin, « Vichy », in op. cit., p. 322-345 ; Pierre Nora ; « Gaullistes et Communistes », in op. cit., p. 347-393.