B – Écrire l’histoire de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale à Grenoble : un double enjeu.

1 – Une proposition intellectuelle.

C’est notamment grâce aux travaux d’Henry Rousso que l’on peut jeter un solide pont méthodologique depuis les acquis de l’œuvre d’Antoine Prost et l’entreprise de Pierre Nora jusqu’à notre propre préoccupation scientifique. Plus locale, plus limitée dans le temps, plus modeste, notre essai s’inspire fortement du Syndrome de Vichy. Mais aussi de tous les débats qui ont accompagné sa parution. Influencée par cet ouvrage essentiel, notre étude n’est donc pas conditionnée par lui. Elle tente d’intégrer l’évolution historiographique propre à l’histoire de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale, une évolution à laquelle Henry Rousso a lui-même largement contribué 84 , en critique lucide du Syndrome...

Ainsi, nous pensons qu’entreprendre d’écrire l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale à Grenoble entre 1944 et 1964 doit dépasser le stade de la description analytique des formes de mémoire. Cette histoire-là, pour espérer être complète, doit aller au-delà de ‘ « l’étude de l’évaluation des différentes pratiques sociales, de leur forme et de leur contenu, ayant pour objet ou pour effet, explicitement ou non, la représentation du passé et l’entretien de son souvenir, soit au sein d’un groupe donné, soit au sein de la société tout entière ’ ‘ 85 ’ ‘  ».

On l’a déjà suggéré en insistant plus haut sur la différence entre la tradition et la traduction, le poids et le choix du passé, un deuxième volet mémoriel doit être pris en compte. Non plus seulement la présence du passé par sa pratique sociale, mais aussi les usages de ce passé 86 . C’est ce deuxième versant qui permet de lire des stratégies d’explication des enjeux politiques surgis après-guerre, par le biais d’une identification permanente au passé proche, celui de la guerre. C’est à ce niveau que l’on peut parler d’instrumentalisation de la mémoire 87 . Cette dernière est-elle consciente ou non d’elle-même ? Est-elle réservée à la Résistance ou pratiquée par ses adversaires en une opération plus ou moins opaque de contre-feu mémoriel, de contre-mémoire ? Peut-on l’apercevoir comme un tout ou ne se laisse-t-elle envisager que dans sa fragmentation sociale et politique ? Instrumentalisée, poursuit-elle des visées essentiellement politiques et électoralistes ou s’inscrit-elle dans le long terme d’une redéfinition culturelle de l’identité locale, dernière étape qui s’insère dans une histoire des idées et des représentations née bien en amont ? Quel est le rôle précis qu’on lui assigne (transmission, médiation, instrumentalisation) ? Que lui impute-t-on comme valeur de (re)construction de l’identité de la collectivité ? Comment fonctionne ce mécanisme sûrement complexe qui qualifie en même temps la mémoire d’être du passé et de posséder une postérité ?

Ces questions, nous les mêlons volontairement dans un inventaire empirique, pour illustrer cette idée essentielle que le registre de la mémoire grenobloise de la Seconde Guerre mondiale est bien double. Pour la région, la dernière guerre est bien une « situation extrême » pour reprendre l’expression de Tzvetan Todorov, un cataclysme qui laisse des traces et qui reste pesant dans le présent 88 . Dans la région, la dernière guerre est cette période d’exception qui fournit un fonds inépuisable où ceux qui y trouvent un intérêt peuvent choisir de puiser en fonction de leur préoccupation du moment.

L’histoire que nous voulons écrire est donc bien de ‘ « ce type d’histoire, qui joue au moins sur deux temporalités, l’époque de la remémoration et la période remémorée, permet[tant] de mieux comprendre les enjeux de la ’ ‘ ’ ‘ présence du passé ’ ‘ ’ ‘ (c’est la définition de la mémoire) à un moment donné ’ ‘ 89 ’ ‘  ». Et si la difficulté de la tâche tient essentiellement à l’impératif de repérer et de différencier deux processus qui sont à l’œuvre exactement en même temps (leur simultanéité même, leur réciprocité, les rendant parfois difficiles à identifier), le projet de double évaluation de la mémoire grenobloise de la Deuxième Guerre mondiale entre 1944 et 1964 existe pour lui-même. C’est bien cela qui nous intéresse au premier chef : cette double pesée de la tradition et de la traduction. Chercher à établir le profil mémoriel de Grenoble entre 1944 et 1964 à travers les représentations collectives qui s’élaborent de cet événement hors du commun que fut la guerre et qui prennent leur place dans l’imaginaire social grenoblois, selon des temporalités et suivant des procédures de perception qu’il faudra étudier, constitue le cœur de notre travail 90 .

Ce n’est peut-être pas une précaution inutile que de dire qu’il ne saurait être question pour nous de partir à la « chasse aux mythes ». C’est là le but – normal et légitime d’ailleurs – de l’historiographie classique, qui considère la mémoire comme une source à part entière, mais une source de plus, à laquelle appliquer toute la rigueur critique de l’historien, souvent sans pitié (même si cela ne veut pas dire sans égard) pour les systèmes de légendes ou d’auto-histoire. Dans ce cadre classique, Robert Frank a raison d’écrire que, ‘ « à sa manière, [la mémoire] falsifie au moins partiellement le passé pour construire le présent. La mission de l’historien se situe à l’opposé, puisque, à la recherche de la vérité plutôt que de la légitimité, il est là pour traquer et casser les mythes, découvrir les victimes de la mémoire et dévider la bobine de l’oubli ’ ‘ 91 ’ ‘  » ’. A cette traque-là, nous ne participerons volontairement pas. Non pas que nous la méprisions ou que nous la trouvions vieillie dans ses présupposés épistémologiques, mais tout simplement parce que ce n’est pas notre propos. Pour nous, la mémoire n’est pas une source de l’histoire, elle est, avec justement ce qu’elle comporte de reconstructions, de turbulences, de mouvements erratiques, un formidable objet d’histoire.

Et pour connaître et avoir établi plus haut la pertinence d’une distinction positive entre Histoire et Mémoire, nous ne sommes pas pour autant des fondamentalistes de l’histoire positiviste à vocation hypercritique. Écrire l’histoire de la mémoire dans une perspective de comparaison point à point entre fidélité de la mémoire et vérité de l’histoire, nous semble non seulement peu intéressant, mais aussi inutile, voire dangereux. Et puisque pointer les écarts inévitables entre ces deux « frères ennemis » n’est résolument pas de notre propos, que nous préférons suivre l’alléchante et impressionnante invitation formulée par François Bédarida‘ (« Mais dans ce cas, au lieu de se laisser enfermer dans un jeu de miroirs, pourquoi ne pas nourrir une ambition, plus haute, d’exploration à travers le miroir ’ ‘ 92 ’ ‘  ? ») ’, il est nécessaire de préciser le cadre déontologique dans lequel s’inscrit notre essai.

Notes
84.

Ainsi évidemment que l’ensemble de l’équipe de l’IHTP, dont Henry Rousso est l’actuel directeur.

85.

In Le syndrome de Vichy, op. cit., p. 11.

86.

Dédoublement qu’Henry Rousso résume ainsi : « [...] la mémoire collective serait donc l’ensemble des manifestations qui non seulement révèlent, donnent à voir, à lire ou à penser la présence du passé [...] mais qui ont pour fonction [...] de structurer l’identité du groupe ou de la nation, donc de les définir en tant que tels et de les distinguer d’autres entités comparables », in « Pour une histoire collective : L’après Vichy », art. cité, p. 251.

87.

Moses I. Finley l’a très bien écrit : « La mémoire collective n’est jamais déterminée par des motifs inconscients, de façon à être ou à paraître automatique, incontrôlée, involontaire, comme c’est semble-t-il si souvent le cas pour la mémoire individuelle. La mémoire collective, après tout, n’est pas autre chose que la transmission, à un grand nombre d’individus, des souvenirs d’un seul homme ou de quelques hommes, répétés à maintes reprises ; et l’acte de transmission, de communication et donc de conservation de ces souvenirs n’est ni spontané ni inconscient, mais délibéré, destiné à atteindre un but connu de celui qui opère cette transmission », in Mythe, mémoire, histoire : les usages du passé, Paris, Flammarion, collection « Nouvelle bibliothèque scientifique », 1981, p. 32-33.

88.

Tzvetan Todorov : « Pendant près de deux ans, nous avons interrogé et enregistré tous ceux qui [...] voulaient bien livrer leurs souvenirs de cette époque, la dernière qui corresponde en France à la notion de situation extrême  » ; in « La mémoire devant l’histoire », art. cité, p. 103.

89.

Robert Frank, « La mémoire empoisonnée », in La France des années noires, tome 2. De l’Occupation à la Libération, Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), Paris, Le Seuil, collection « L’Univers Historique », 1993, p. 486.

90.

La notion même d’événement changeant dans cette optique, puisqu’il ne s’agit plus de cet instant ponctuel et forcément isolé ; il a perdu « son caractère positiviste – ce qui s’est réellement passé – et il s’insère dans une approche dynamique du temps de l’Histoire, beaucoup plus proche du vécu des acteurs » ; Henry Rousso, art. cité, p. 248.

91.

Ibidem, p. 485.

92.

François Bédarida, « Mémoire et conscience historique dans la France contemporaine », in op. cit., p. 91.