A – Le socle de référence : les acquis d’une histoire distanciée.

Il n’est pas pour nous question de faire ici l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale à Grenoble. Et ce serait un présupposé méthodologique erroné de penser qu’il est nécessaire d’en rappeler par le menu le déroulement pour initier notre démonstration, puisque l’objet de notre recherche n’est pas de mesurer les éventuelles différences que nous relèverions entre l’histoire (entendu dans le sens d’une vérité objectivement (re)construite a posteriori) telle qu’on sait qu’elle s’est passée, et la mémoire dont on supposerait qu’elle est forcément, et par définition, synonyme de décalages involontaires et de distorsions conscientes, c’est-à-dire d’oublis et de mensonges. Traquer ces incontournables hiatus serait non seulement inintéressant (cela consisterait à égrener un chapelet d’évidences) mais relèverait en outre d’un genre historique pour lequel nous n’avons que peu de considération, nous l’avons déjà suggéré 110 . Notre propos se situe dans une perspective toute différente, c’est-à-dire exactement inverse, puisque nous entendons présenter l’identité mémorielle de Grenoble après-guerre, laquelle se structure autour de la période de la Deuxième Guerre mondiale. Nous voulons savoir quelle est l’économie générale à laquelle obéit la constitution d’une identité socio-historique qui a pour vocation de forger et de préserver la cohésion « intégrative » du groupe. C’est en cela qu’on doit impérativement étudier la mémoire grenobloise de la Deuxième Guerre mondiale, car c’est elle qui, nourrie de récits fondateurs, contribue à donner à la communauté grenobloise une ‘ « image idéalisée de soi ’ ‘ 111 ’ ‘  » ’, dont on peut supposer que c’est à travers elle ‘ « qu’un groupe se représente et s’identifie ’ ‘ 112 ’ ‘  ». ’ De la mémoire comme expression médiatrice, si l’on préfère…

Mais tous ces « récits », qui ont nécessairement leur part de fiction et qui permettent aux individus qui composent la communauté grenobloise de se construire 113 une identité mémorielle partagée vitale à leur affirmation – même si celle-ci, synthèse fragile de nombreuses mémoires plurielles et éclatées, est en profondeur fracturée, faillée, en concurrence souvent et en opposition parfois – ont pour point commun de s’établir par rapport à l’histoire, qui est leur bloc de référence.

Et s’il n’y a pas d’impossibilité ni de paradoxe à initier l’histoire de la mémoire avant que l’histoire soit « définitivement » faite ou, plus justement, écrite, il faut connaître son déroulement puisque c’est par rapport à lui que les acteurs et vecteurs de mémoire s’apprêtent à intervenir dès la Libération acquise 114 . C’est donc une obligation pour nous d’en présenter les principaux rythmes, les originalités patentées et les faits saillants, d’esquisser une présentation de la « période » 1939-1945 telle qu’elle fut vécue à Grenoble, grâce notamment aux acquis d’une historiographie logiquement de plus en plus distanciée à mesure qu’elle s’éloigne de l’événement qu’elle étudie, mais qui en elle-même (avec ces partis pris méthodologiques et parfois idéologiques) participe également de l’élaboration de la mémoire grenobloise de la Deuxième Guerre mondiale, au chapitre « Mémoire savante ».

Notes
110.

Et du franc mépris quand il débouche sur la mode de la dénonciation à « la » Chauvy et à « la » Wolton (cf. Gérard Chauvy, Aubrac  :1943, Paris, Albin Michel, 1997, 456 p. et Thierry Wolton, Le grand recrutement, Paris, Grasset, 1997, 397 p. dans lequel l’auteur calomnie Jean Moulin). Pour un exemple encore plus outrancier, voir Dominique Venner, Histoire critique de la Résistance, Paris, Pygmalion, collection « Rouge et Blanche », 1995, 500 p. ; il s’agit là d’une pâle et pour le moins tendancieuse resucée des ouvrages que Robert Aron publiait dans les années cinquante, par un prétendu historien, ancien journaliste échappé de la galaxie éditoriale frontiste.

111.

Francis Guibal, « Sans idéologie ? », in Histoire Politique et Sciences sociales, Denis Peschanski, Michael Pollak et Henry Rousso (dir.), Bruxelles, Éditions Complexe, collection « Questions au XXe siècle », 1991, chapitre 8, « Les usages politiques du passé : Histoire et idéologie », p. 239. Cet ouvrage reprend de nombreuses contributions données dans le cadre d’un séminaire organisé de 1988 à 1990 à l’IHTP et animé, autour de la question éponyme du titre, par des historiens et d’autres spécialistes des sciences sociales (Francis Guibal est philosophe).

112.

Paul Ricoeur, Du Texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Le Seuil, collection « Esprit », 1986, p. 387.

113.

« Toute mémoire est une construction, une fabrication », écrit Jean-Pierre Vernant dans « La mémoire et les historiens ». Cette contribution (n° 27) sert de conclusion aux actes du colloque de Toulouse de décembre 1993, publié sous la direction de Jean-Marie Guillon et Pierre Laborie, sous le titre Mémoire et Histoire : la Résistance, Toulouse, Éditions Privat, série « Bibliothèque historique Privat » (citation p. 341).

114.

Au chapitre « De l’écart entre la représentation et la Vérité historique » de son texte dont le titre dit toutes les intentions programmatiques (« Pour une histoire de la mémoire collective : L’Après Vichy »), Henry Rousso écrit justement que cette obligation de la connaissance des faits est une « vérité de La Palisse : toute analyse des représentations d’un événement suppose que l’observateur (historien ou autre) connaisse d’une façon assez précise l’événement en question, une connaissance de nature "historienne" » ; in Histoire politique et Sciences sociales, op. cit., chapitre 9, « Les usages politiques du passé : Histoire et Mémoire », p. 258.