3 – Répression, Collaboration et exactions : l’envers grenoblois.

Quand s’installent les Allemands, la Résistance en Isère et à Grenoble est donc organisée. C’est d’abord contre elle que s’exerce une répression féroce dont la chronique est celle du sang. La violence de l’appareil répressif allemand (la Gestapo est installée cours Berriat et boulevard « Maréchal Pétain » 148 ) culmine une première fois le 11 novembre 1943, quand des soldats aidés des policiers de la « Police Secrète d’État » arrêtent un millier de manifestants qui, en ce jour anniversaire, avaient répondu à l’appel du Comité de la France Combattante et avaient choisi de prouver dans la rue leur foi en l’avenir de la France. Quatre cents d’entre eux sont déportés. Seuls cent vingt reviendront des camps de concentration. La Résistance continue cependant d’agir et intensifie même ses coups de main (le 14 novembre, le Polygone d’artillerie explose). Exaspérés, les Allemands veulent décapiter la Résistance. C’est chose faite entre le 25 et le 29 novembre 1943, au cours des journées de terreur connues dans la région sous le nom de « Saint Barthélémy grenobloise ». Constamment aidés dans leur entreprise barbare par les JEN Waffen SS de Guy Esclache et les miliciens de Berthon (la milice succède au SOL à Grenoble en février-mars 1943), les Allemands laissent agir les tueurs de la « Gestapo française » 149 . En cinq jours, ils assassinent onze personnes, parmi lesquelles de nombreux responsables de la Résistance locale (Carrier, Bistési, Perrot). Le Docteur Valois, chef des MUR et l’un des membres du triumvirat du comité exécutif de la France Combattante est arrêté et se tranche les veines afin de ne pas parler…

En mars 1944, c’est Paul Vallier, chef du Groupe Franc de Combat, qui tombe, puis bientôt Jean Bocq, son adjoint.

Le martyrologe isérois s’établit à un étiage véritablement très élevé. Aux victimes de la « Saint Barthélémy grenobloise », on doit en effet adjoindre les victimes de la politique antisémite de Vichy (les rafles du 26 août 1942 sont menées par les forces de l’ordre de l’État français et aboutissent au chiffre de trois cinquante trois personnes arrêtées, dont cent neuf seront déportées) et celles, très nombreuses, du kommando d’Aloïs Brunner, venu de Drancy accomplir sa besogne de haine.

Déjà en 1940, et de plus en plus nombreux au cours de la période, notamment à partir de 1942, les Juifs persécutés par Vichy et les Allemands avaient en effet choisi de trouver asile à Grenoble et dans ses environs, encouragés par l’attitude des Italiens 150 . Si de nombreuses solidarités s’exercèrent à leur endroit, si beaucoup d’entre eux s’investirent dans la lutte clandestine avec un enthousiasme décuplé par la précarité de leur situation (Isaac Schneersohn fonde en 1943 le Centre de Documentation Juive Contemporaine à Grenoble, Marcel Geis est le chef du bataillon FTP-MOI Liberté, Marc Haguenau, Secrétaire général des Eclaireurs Israélites de France, meurt en février 1944 dans la cité alpine), beaucoup, la plupart étrangers, ne purent échapper au sort funeste de la déportation et de la « solution finale ». Grenoble ne put ainsi éviter d’éprouver en son sein les terribles répercussions de cette horreur inédite propre à la Seconde Guerre mondiale, quintessence du mal absolu, que fut la Shoah 151 .

Et puis le Vercors cède sous les assauts de la division alpine du général Pflaum, en juillet 1944. Là également, le bilan est lourd et la population civile n’est pas épargnée, comme en témoigne la destruction totale du « village martyr » de Vassieux-en-Vercors. « Erreur » stratégique ou « trahison », le sort du Vercors commence dès lors d’envahir les « mémoires » 152 .

Au total donc, l’Isère et Grenoble auront été soumis à toutes les avanies de la Seconde Guerre mondiale, se confrontant à tous les phénomènes qui en font la spécificité historique, et ce d’une manière peut-être plus aiguë qu’ailleurs puisque avec trois mille cinquante sept déportés dont mille huit cent soixante dix sept ne rentrèrent pas, sept cent vingt neuf civils fusillés et cinq cent douze combattants FFI tués ou disparus, l’Isère et Grenoble ont véritablement payé un lourd tribut à ce conflit 153 .

Notes
148.

Ex boulevard Gambetta (cf. infra, notre chapitre consacré à la toponymie urbaine).

149.

Sur la Collaboration en Isère, particulièrement active, lire, de Michel Chanal, « La Collaboration dans l’Isère. 1940-1944 », in Cahiers d’Histoire, t. XXII, 1977, p. 377-403 ; « Enquête sur la Collaboration dans l’Isère. (Problèmes méthodologiques) », in Bulletin de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, n° 5, 1981, p. 15-31 ; « La milice française dans l’Isère (février 1943-août 1944) », in Revue d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, n° 127, 1982, p. 1-42 et « Collaboration et collaborateurs dans le département de l’Isère (1940-1944) », in Résistance en Isère…, op. cit., p. 101-104. On consultera également la contribution de Tal Bruttmann, « L’Ecole des cadres de la Milice d’Uriage : les chevaliers du Maréchal », p. 93-101 du catalogue de l’exposition qui s’est tenue aux Archives Départementales de l’Isère durant pratiquement toute l’année 1999 (Arnaud Ragon (dir.), Le film que je n’ai pas fait. Journal d’un cinéaste amateur. 1934-1944, Archives Départementales de l’Isère/Conseil Général de l’Isère, Grenoble, Eymond, 141 p.).

150.

Les chiffres cités ici sont tirés des études menées notamment par Jean-François Colombier et Dominique Bovet, dans le cadre de recherches universitaires de deuxième cycle et publiés récemment : Pierre Bolle et Jean-François Colombier, « La question juive en Isère », in Résistance en Isère…, op. cit., p. 67-69 ; Jean-William Dereymez et Dominique Bovet, « Des statuts des Juifs aux rafles de l’été 1942 : l’administration de l’État français et la persécution des Juifs en Isère », in Être Juif en Isère entre 1939 et 1945, Publication du musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère (encore une fois à la suite d’une exposition éponyme organisée en 1997-1998), Editions Cent Pages, 1997, p. 23-35. Cet ouvrage est d’ailleurs un recueil de textes de référence, celui de Jean-William Dereymez et Dominique Bovet complétant une première étude publiée suite au mémoire effectué sous la direction de Roland Lewin par Dominique Bovet (cf. bibliographie). Lire également, des mêmes auteurs, « A propos de la rafle du 26 août 1942, les Juifs en Isère (1940-1944) », in La Pierre et l’écrit/Évocations, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1944-1994 p. 139-198.

151.

On dispose depuis peu d’une étude qui fait le point sur la politique anti-juive à Grenoble sous l’occupation allemande. Nous remercions ici vivement Tal Bruttmann, son auteur, qui le premier sut procéder au nécessaire recoupement de nombreuses archives (puisqu’il n’existe pas de document statistique récapitulatif) pour aboutir à un tableau général complet, de nous en avoir réservé la primeur : Les persécutions raciales en Isère sous l’Occupation allemande (septembre 1943-août 1944), TER d’histoire sous la direction de Jean-Claude Lescure, Université Pierre Mendès France–Grenoble II, UFR des sciences humaines, Département d’histoire, 245 p. (hors annexes). Il complète et nuances parfois grandement les précédentes études consacrées à la situation juive en Isère (cf. infra, nos passages consacrés à la mémoire juive, et la bibliographie).

152.

Sur le Vercors, la production éditoriale est pléthorique, au point de devoir faire l’objet d’une analyse propre à la thématique des « enjeux de mémoire » plus avant dans notre étude. Signalons simplement ici cinq références : Pierre Bolle (dir.), Grenoble et le Vercors . De la Résistance à la Libération. 1940-1944, Actes du colloque tenu à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble, le 21 et 22 novembre 1975, Lyon, La Manufacture, collection « L’Histoire partagée », 1985 ; Paul Dreyfus, « Les quatre secrets du maquis du Vercors », in L’Histoire, n°112, juin 1988, p. 8-16 ; le film réalisé par Laurent Lutaud pour le magazine Montagnes (diffusé en deux parties en décembre 1991 et janvier 1992, ce film est disponible en vidéocassette depuis 1992 chez Echo/France 3) : Vercors : « Le plateau déchiré ». Paroles de résistants ; Patrice Escolan et Lucien Ratel, Guide-mémorial du Vercors résistant : Drôme-Isère. 1940-1944, Paris, Le Cherche-Midi éditeur, collection « Documents-Histoire », 406 p. et l’article que nous avons rédigé en commun avec Gilles Vergnon, déjà cité, in Dernières nouvelles des maquis de l’Isère, op. cit., p. 121-136.

153.

Chiffres cités par Michel Chanal, art. cité, in La Résistance en Isère…, op. cit., p. 63.