La ville est libérée aux jours solaires de l’été 1944. Et cette séquence explosive de la Libération révèle elle aussi des originalités particulières à la situation grenobloise.
Tout d’abord, libération signifie en fait évacuation de la ville par les troupes d’occupation, le départ des Allemands et de leurs affidés français s’apparentant à une fuite plus ou moins ordonnée 155 . Si bien que les troupes alliées pénètrent dans une ville déjà rendue à elle-même et sans avoir à se heurter à l’opposition de l’ennemi. Parvenus à leur objectif beaucoup plus tôt que ne le prévoyait leur calendrier, les alliés rendent ce 22 août un symbolique hommage à la Résistance locale qui leur a permis un substantiel gain de temps et d’hommes : elle laisse aux FFI l’honneur d’entrer les premiers en ville 156 .
Il faut ensuite signaler que le CDLN créé le 25 janvier 1944 lors de la réunion dite « Monaco » à Méaudre-en-Vercors, pour avoir préparé sous la direction du capitaine Le Ray son action « militaire », n’a pas négligé les aspects politiques. Son but : restaurer le plus vite possible la République, ses valeurs et ses organes administratifs. Ainsi, dès le 22 août, le CDLN met en place un pouvoir neuf organisé autour du préfet Reynier (« Vauban », chef de l’AS dans la clandestinité, heureux de rompre avec la législation vichyste), de nouveaux maires et d’un Comité d’épuration dont la célérité évite à la ville de connaître le moindre temps de latence dans son retour à la normalité, lequel aurait pu compliquer (désordre, règlements de compte, etc.) ses retrouvailles avec la liberté 157 .
Ainsi présentée, l’histoire de Grenoble pendant la guerre peut sembler trop résumée. Cette évocation historique est frustrante pour nous en premier lieu. Elle n’a évidemment pas d’autre prétention que de fournir une synthèse pratique et d’éviter de démontrer (et d’être lu) ensuite dans le vide. Sacrifier ainsi à une certaine obsession de la chronologie 158 et de la synthèse historique, en préalable à toute analyse problématique propre à notre axe de recherche, est nécessaire. Répétons-le, cette attitude possède le triple avantage de consolider le socle de référence événementiel de nos connaissances, d’éviter au lecteur des confusions propres à son peu de familiarité avec ‘ « ce qui s’est passé » ’ ‘ 159 ’ et d’empêcher toute approche extérieure volontairement « spécieuse » de notre démonstration, en rappelant une dernière fois que notre démarche ne peut s’assimiler à une démarche comparatiste 160 .
Des faits saillants émergent de ces quelques pages (précocité de l’esprit de résistance et de la Résistance ; le bloc « Vercors » ; la singularité géographique ; le refuge juif, etc.). Mais d’autres n’ont pas été évoqués qui possèdent pourtant leur part d’importance (nous pensons par exemple aux difficultés de la vie quotidienne, qui, quand on interroge ceux qui connurent cette période, se situent au premier rang de leurs préoccupations 161 ).
Une fois que sont jetées les bases de la « vérité historique » de ce que fut la guerre à Grenoble et dans sa région, grâce à l’approche historienne qui seule se donne les chances et les moyens de cerner la complexité d’un événement (d’une « époque », pour parler comme Péguy...) par essence multidimensionnelle, reste à interroger les « représentations » qu’on en tire. Il ne s’agit justement pas d’opposer la réalité historique aux représentations mais bien de comprendre qu’elles fonctionnent ensemble, que les unes succèdent à l’autre, en sont l’usage qu’en fait la mémoire collective, avec ce que cela suppose évidemment d’occultations, d’erreurs, d’oublis, de surinterprétations, etc. Il est donc bien question de faire l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale à Grenoble et dans sa région.
D’après le beau titre de l’ouvrage parfois hésitant d’André Bendjebbar (Libérations rêvées, Libérations vécues. 1940-1945, Paris, Hachette, collection « La vie quotidienne », série « L’Histoire en marche », 1994, 238 p. Cf. notre compte rendu dans les Cahiers d’Histoire, tome XXXIX, n°3-4, (numéro spécial : 1944-1994. La Libération et après), p. 346-348.
Lire à ce sujet le superbe chapitre I (« La libération de Grenoble : les clés dela ville ») de la quatrième partie de la Chronique des maquis de l’Isère (« Les Bataillons de Messidor »), op. cit., p. 323-335. Ces pages sont parmi les plus fortes de l’ouvrage des époux Silvestre.
Les Alliés ont débarqué en Provence le 15 août. Leur échéancier envisageait de libérer Grenoble par la force trois semaines plus tard.
Les souvenirs d’Alain Le Ray sont précis : « Dès le lendemain de la fuite nocturne de l’ennemi, et tandis que ses troupes se rendaient en masse, l’ordre républicain se rétablit dans le département. Il régnait à Grenoble une volonté collective visible de restaurer la vie publique et de redonner à chacun le cadre quotidien d’existence dont il avait été si longtemps privé ». In La Résistance en Isère…, op. cit., « Avant-propos », p. 7.
Cf. chronologie générale en annexe n° II.
Peut-être une des expressions préférées du « grand public » quand il parle d’histoire.
Ces précautions sont émises notamment à l’égard de qui voudrait considérer « l’histoire de la mémoire » comme une histoire de la dénonciation. Ceux-là, qui existent à Grenoble s’ils n’y sont plus guère actifs, ont en matière historiographique plus de vingt ans de retard…
Voir sur ce point Olivier Vallade, « La vie quotidienne en Isère pendant l’Occupation : le temps des restrictions », in Résistance en Isère…, op. cit., p. 45-49.