II – Une « zone mémorielle » : Grenoble à part ou Grenoble capitale ?

« En ces années durant lesquelles, de mois en mois, la menace nazie s’appesantissait de plus en plus sur l’Europe ’ ‘ , il ne fut plus d’histoire seulement départementale » ’, écrit justement Vital Chomel à propos de la période qui précède le déclenchement du conflit 162 . Cette remarque, dont le propos est évidemment d’insister sur la perte pour le département de la conduite de son destin, de son autonomie historique qu’il avait pu à peu près conserver jusque-là, nous incite à réfléchir au cadre « géographique » qui doit marquer les limites spatiales de notre étude. Car la région est à proprement parler soumise à un déferlement. Les enjeux propres à ce deuxième conflit mondial la dépassent, la sommant de participer à des événements qu’elle ne peut, à son échelle, espérer pouvoir maîtriser. C’est, pour une part non négligeable, cet emboîtement d’échelles géographiques gigognes (guerre mondiale, implication nationale, répercussions régionales, départementales et locales, etc.) qui brouille les perspectives et qui ne permet pas d’assigner sans y penser à notre recherche le strict cadre départemental. Notre première idée était pourtant bien de placer notre réflexion sous les auspices bienveillants et surtout rassurants du département. Nous imaginions en effet un brin naïvement que travailler d’arrache-pied à élaborer le profil des mémoires de chaque ville et aire « régionale » plus ou moins marquée, avant de les synthétiser dans un tableau final, nous permettrait d’aboutir à une vue d’ensemble la plus juste possible de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale en Isère. C’était une erreur d’aiguillage, que nous commîmes cependant de bonne foi. Elle se révéla dans toute son ampleur au bout d’un an de travail 163 , quand nous comprîmes que, loin de dégager un tableau général, cette démarche accentuait artificiellement les différences 164 . Elle multipliait les éclairages sur des enclaves de mémoires, sans que l’on puisse esquisser de réelles cohésions départementales. Au vrai, nous étions décontenancés : nous qui cherchions à cerner la mémoire de l’Isère de la Deuxième Guerre mondiale, nous accumulions les preuves qu’elle n’existe pas et nous étions au contraire confrontés à une impression d’éclatement des mémoires géographiques – et non pas encore politiques ou sociales, car sur ce terrain-là, nous nous attendions rencontrer une fragmentation. Nous étions face à des territoires de mémoire, mais pas à la mémoire du département. Evidemment, cette impression de décalage n’était pas fortuite. Elle nous permit même de progresser et de déboucher sur une première certitude : si nous étions si mal à l’aise, c’est tout simplement que le cadre départemental que nous avions choisi n’était pas adéquat. Non seulement parce que la mémoire iséroise de la Deuxième Guerre mondiale est une vue de l’esprit (à moins de considérer que l’Isère, c’est Grenoble, ce qui est abusif et fallacieux), mais aussi parce que ce que l’on cherche lui échappe nécessairement.

Celui-ci convient en revanche à d’autres types de travaux dont la visée est disons plus « classique ». Ainsi, les deux dernières thèses consacrées à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans la région (Entrés en Résistance. Isère juin 1940-juin 1944. Approche sociologique d’une population de résistants, de Michèle Gabert et Répression et persécutions en Isère. 1940-1944, d’Olivier Vallade) ont naturellement opté pour l’échelon départemental ; c’est l’objet même de leur recherche qui commande d’en mesurer la complexité en « Isère ».

Or, la logique administrative qui préside à l’arbitraire découpage départemental 165 , si elle s’impose pour tel type d’histoire, s’ajuste mal à une entreprise de recherche en histoire « culturelle », laquelle traque des phénomènes (en l’occurrence mémoire collective, représentations, images, etc.) d’une autre nature, par définition plus mouvants. C’est pourquoi ordonner d’emblée notre recherche dans le champ d’une monographie départementale nous paraît hasardeux méthodologiquement, susceptible de s’avérer décevant intellectuellement (ne risquerions-nous pas de livrer une compilation de monographies « microlocales » ?) et pour tout dire sclérosant par l’aspect figé qu’elle suppose. Peut-être alors est-il plus judicieux d’inverser la perspective et d’adopter volontairement une focale plus réduite, notamment parce que ce choix dynamise notre étude en induisant une série de questions essentielles.

En effet, il nous semble que la plus grande ville du département est aussi une « capitale mémorielle », c’est-à-dire qu’autour d’elle s’organise un réseau de mémoire(s) dont elle demeure, quoiqu’il en soit, le centre (notre démonstration en apportera de multiples exemples). ‘ « Capitale de la Résistance » ’ ‘ 166 ’, Grenoble doit évidemment à l’histoire si riche qu’on vient de rappeler de se muer immédiatement en « capitale mémorielle », de s’imposer dans ce rôle et d’en étendre l’influence. Mais où s’arrête précisément son influence dans ce domaine ? A la plaine intra-alpine dont elle occupe le centre ? Elle se heurterait dans ce cas aux rudes pentes des montagnes qui l’entourent, leur laissant leur indépendance mémorielle. Cependant, Grenoble n’est-elle pas aussi pour la voix populaire la « capitale des maquis » ? Dans cet ordre d’idées, gère-t-elle au contraire l’ensemble de la mémoire alpine de la guerre, absorbant alors d’autres départements, nous rappelant au passage qu’une autre coupure provinciale (celle de l’ancien Dauphiné, ainsi réhabilité) pourrait peut-être s’envisager ? Et puis comment accepte-t-elle cette présence de la « capitale des Gaules », à la fois si proche et si lointaine (ou trop proche et pas assez lointaine) ?

A force de cumuler les charges de mémoire, comme on va le voir, on pourrait penser que Grenoble est en fait « à part ». Que la ville, sûre de sa supériorité, n’obéit dans ce registre de la mémoire qu’à ses propres règles. Enfermée dans une logique hypercentralisatrice, elle en oublierait les charges qui lui incombent et phagocyterait le reste du département plus qu’elle ne lui assurerait un surcroît de représentativité en n’accueillant pas en son sein des expressions de mémoires « halogènes », pratiquement considérées par elle comme « étrangères ». Nous penchons quant à nous en faveur de la thèse exactement inverse, c’est-à-dire que Grenoble joue au contraire à merveille son rôle de caisse de résonance mémorielle. Car en même temps que s’affine cette prééminence grenobloise, c’est bien là que se disent des mémoires de la guerre qui sont souvent très particularistes (rançon d’une compartimentation spatiale ou « sociale » parfois extrême) parce qu’elles savent que seule l’espace urbain grenoblois peut leur fournir cette reconnaissance publique à laquelle toutes aspirent. Observer en priorité le cas grenoblois, c’est donc se donner la possibilité d’opérer une synthèse transversale dans les mémoires de cette région au milieu de laquelle elle rayonne. Nous croyons en effet que c’est le fait que des positions de mémoire s’expriment à et depuis Grenoble qui donne son unité identitaire, sa cohérence mémorielle, non pas au département en son entier, mais à une zone . Il faut prêter une particulière attention à ce dernier mot car il est essentiel pour la définition même de notre travail. Il doit précisément s’entendre dans le double sens de région (« étendue de pays autour d’une ville 167  », Grenoble donc) et de territoire, avec la nuance d’appropriation que ce terme implique ‘ (« étendue de pays sur laquelle s’exerce une autorité ’ ‘ 168 ’ ‘  » ’, ici celle de Grenoble).

Enfin, nous « tenons » notre aire géographique d’investigation. Ses contours sont difficiles à définir (cette définition pouvant d’ailleurs être l’un des apports de notre travail), qui peuvent bouger dans l’espace mais aussi évoluer dans le temps, qui parfois franchissent les frontières départementales – on sait que le Vercors par exemple n’est pas, loin s’en faut, uniquement isérois –, parfois ne poussent pas jusqu’à elles – le Nord-Isère ne s’y coulera jamais 169 .

Notre hypothèse est que la ville de Grenoble se comporte en capitale d’une zone mémorielle en perpétuel devenir, dont l’une des seules permanences est qu’elle ne correspond pas parfaitement, qu’elle ne colle pas aux limites départementales. C’est ce pari (fondé évidemment sur l’observation de la documentation) qui détermine l’espace de notre champ d’enquête.

Notes
162.

On doit lire l’article de ce grand érudit qu’est Vital Chomel (l’ancien directeur des Archives Départementales de l’Isère a toujours accueilli avec compétence et amitié nos demandes de renseignements) : « Les années de l’entre-deux-guerres dans l’Isère (1918-1939) », in Résistance en Isère…, op. cit., p. 29-33 ; citation extraite de la page 33.

163.

Nous ne regrettons évidemment pas les longs mois de travail dans les Archives Municipales des villes de l’Isère qui ont bien voulu nous accueillir (cf. la liste infra) : le fait est néanmoins qu’il fut souvent harassant, pour un résultat final médiocre.

164.

En effet, certaines villes, notamment dans l’agglomération grenobloise, ont une tendance certaine à « gonfler » leur indépendance par rapport à Grenoble et cherchent à tout prix à affirmer leur originalité, soit politique, soit « culturelle ». Cette impression fut pour nous très vive notamment à Saint-Egrève et Varces.

165.

Dont on sait qu’il ne respecte pas toujours les identités régionales et locales : « [...] “la départementalisation de l’histoire de France” a vécu [...]. L’unité de lieu n’est plus et l’espace fait moins sens : c’est dans cette brèche du continuum spatio-temporel de la mémoire que s’engouffre l’entreprise subsversive de dépaysement et de “décontextualisation” de l’historien expérimental », écrit ainsi justement Philippe Boutry ; « Assurances et errances de la raison historienne », in Passés recomposés. Champs et chantiers de l’Histoire, dirigée par Jean Boutier et Dominique Julia, Paris, Autrement, Série « Mutations », n° 150-151, janvier 1955, p. 66.

166.

Cf. infra, notre développement à propos de la concurrence qui oppose Grenoble à Lyon au sujet de ce titre.

167.

In Le nouveau Petit Robert. Dictionnaire de la langue française, édition 1995, p. 1907.

168.

Ibidem, p. 2238.

169.

Ce que regrettait amèrement Monsieur Ivanoff, président des « Anciens du secteur VII ». Correspondance du 29 avril 1991 et entretien téléphonique du 22 mai 1991. Alain Le Ray l’écrit très bien : « Le VII e (secteur de Résistance, auquel correspond la région de Vienne /Bourgoin-Jallieu /Crémieu ) jouiss[ait] ou souffr[ait] selon les jours, d’une double appartenance entre l’Isère et Lyon  » ; in Résistance en Isère…, op. cit., p. 6. D’ailleurs, Monsieur Ivanoff a éprouvé le besoin d’écrire ses mémoires pour redonner au secteur VII la place qu’il mérite et que l’on ne reconnaît pas assez selon lui (Après la nuit, la lumière, slsn, 1993, 141 p.). En revanche, la préface qu’il donne à l’ouvrage de Maurice Rullière (Résistance dans le Bas-Dauphiné. Histoire du secteur VII libérateur de Bourgoin et de Jallieu, Lyon, Elie Bellier, 1984, 140 p.) n’est, elle, pas revendicative.