A – Vingt ans : une raison « sociologique ».

Qu’on se souvienne de la scène d’ouverture du Chagrin et la pitié, dans le salon cossu du pharmacien clermontois Verdier… Le notable de province aux préférences maréchalistes évidentes choisi par les réalisateurs pour personnifier une France de la veulerie, est questionné par des jeunes gens qui ont vingt ans à la fin des années 1960. A leurs naïves interrogations, il répond précisément qu’il a gardé de ces années une impression de ‘ « chagrin et de pitié ’ ‘ 173 ’ ‘  ».

En vingt ans, ont ainsi eu le temps de s’établir au moins deux « systèmes » de mémoire que délimitent leur relation à la durée.

Une double décennie, c’est la durée suffisante pour que les acteurs qui ont directement participé à l’événement « Seconde Guerre mondiale » (ou en tous cas l’ont vécu en tant que témoins) trouvent le temps d’effectuer leur passage de l’histoire à la mémoire. C’est bien là le premier « système » de mémoire, éminemment dialectique, puisqu’il suppose que ses animateurs se livrent à un constant aller-retour entre histoire et mémoire, leur passé et la trace qu’ils en conservent dans leur présent. On est là dans la reconstruction.

Vingt ans, c’est aussi le temps déjà long qu’il faut pour que ceux qui, trop jeunes pour avoir été autant impliqués dans le conflit que leurs aînés, puissent accèder à la curiosité et développer une vision propre de la guerre, intéressante parce que détachée de l’événement. Le registre est ici celui de la construction.

Cette scansion chronologique de deux décennies présente ainsi l’intérêt scientifique de signaler la simultanéité dans le temps de deux « âges » de mémoire, de deux strates de mémoire sociologiquement différenciées. Leur juxtaposition n’est évidemment pas accidentelle mais implique une relation et une interdépendance entre deux phénomènes certes du même ordre (vision et représentation de la guerre) mais à la temporalité différente 174 . Coupler une observation de la mémoire officielle de la Deuxième Guerre mondiale parvenue à « l’âge adulte » avec une tentative d’enquête sur le concept de « génération de la Résistance » pourrait ainsi s’avérer intéressant pour mesurer l’éducation mémorielle qu’a reçue une autre génération (dans le sens de « classe d’âge ») née avec ou immédiatement après la Résistance et la Libération.

Notes
173.

A propos du rôle majeur joué par le film d’Ophuls, Harris et Sédouy (1971), dans l’éclatement du consensus mémoriel hérité de la période précédente et aussi de la légende qui l’entoure, lire Henry Rousso, Le syndrome…, op. cit., p. 121-136.

174.

Henry Rousso écrit lui : « Vingt ans… Les générations se croisent. Celles de la guerre, qui détiennent en partie les rênes du pouvoir, réécrivent l’histoire à l’usage de celles qui arrivent, qui n’ont connu au pire que les privations des parents » ; in Le syndrome…, op. cit., p. 115-116.