C – 1964 : une coupure « juridique ».

« Vingt ans après » ’ ‘ 177 ’, c’est vingt ans trop tard pour la mémoire, qui doit en rabattre dans ses prétentions à l’exhaustivité. Le droit organise l’oubli en prévoyant la prescription 178 des actes qualifiés juridiquement de « crimes de guerre » vingt ans après qu’ils ont été commis, et contribue ainsi à structurer le temps de la mémoire officielle. Cet aspect juridique n’est pas à minorer qui introduit en vérité une double rupture dans la représentation globale du conflit.

En effet, dans le même temps qu’officiellement la justice ne s’estime plus comptable des crimes de guerre perpétrés pendant les « années noires », que sont complétées ainsi les deux premières tentatives d’amnistie (houleuses pour ce qui est des débats qui en disputent les modalités) de 1953 et 1954, on décide que d’autres crimes seront à jamais imprescriptibles.

Les « crimes contre l’humanité » tels qu’ils sont définis par la résolution des Nations Unies du 13 février 1946, laquelle prend acte de la définition des crimes contre l’humanité figurant dans la charte du tribunal international de Nuremberg officialisée le 8 août 1945 sont, selon les dispositions de la loi votée à l’unanimité des deux chambres le 26 décembre 1964, imprescriptibles. Ce vote confirme que l’on s’achemine vers la fin d’une période.

D’abord, il n’y a pas (à l’inverse de ce qui s’était passé pour les lois d’amnistie) la moindre escarmouche parlementaire lors du vote de la loi : la politique est absente du débat.

Ensuite, il marque, quelques jours après l’entrée de Moulin au Panthéon, une espèce de point culminant dans la bonne conscience historique française qui s’incarne dans une vision auto-idéalisée de ce que furent ces années-là. La loi de décembre 1964 est en effet destinée à rappeler à l’ordre et à leur Kriegschuld les Allemands, la RFA ayant annoncé qu’à partir de la date du 8 mai 1965, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité seraient prescrits sur son territoire 179 . En affirmant leur vigilance mémorielle et juridique à l’endroit des Allemands, les élus français insistent en retour, par un mouvement de contrepoint sûrement inconscient, sur la qualité de l’histoire française 180 .

Enfin, telle que libellée à Nuremberg et reprise par le droit français, la définition des crimes contre l’humanité (c’est-à-dire ‘ « […] l’assassinat, l’extermination, la réduction à l’esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile avant ou pendant la guerre ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux » ’) contribue à la prise d’importance d’une nouvelle codification mémorielle du conflit. Plus idéologique et plus morale, cette dimension va de plus en plus insister sur la singularité d’une guerre qui ne fut pas, quoiqu’on en dise, de « Trente ans », qui échappa au schéma classique de l’affrontement des nations, qui est définitivement d’une autre nature. C’est bien sûr l’irruption dans le débat public du questionnement autour de la mémoire vive de la Shoah, même si plus tardive, qui en sera la concrétisation la plus visible, la complicité de crime contre l’humanité remplaçant alors la Collaboration avec l’ennemi comme paradigme de la faute.

Les différents indices que nous venons de rapidement exposer sont suffisamment clairs pour que l’on décide que la limite temporelle « aval » de notre étude se situe à l’intersection de ces trois logiques (sociologique, politique et juridique). De nature différente, elles partagent cependant la même chronologie et ce n’est certes pas un hasard. Cette conjonction vaut pour nous confirmation que les vingt ans qui font suite à la guerre sont essentiels pour le façonnement de la mémoire nationale de la Seconde Guerre mondiale, puisqu’ils en constituent le substrat en quelque sorte. L’intérêt pour nous est d’envisager selon quelles modalités Grenoble et sa « zone mémorielle » s’inscrivent au sein de cette chronologie générale 181 .

Notes
177.

Qu’Alexandre Dumas nous passe cet emprunt…

178.

« Moyen d’acquérir ou de se libérer par un certain laps de temps, et sous les conditions déterminées par la loi », in Nouveau Petit Robert…, op. cit., p. 1767.

179.

La prescription vingtenaire du droit allemand ne sera cependant pas rendue effective.

180.

Henry Rousso rappelle dans Le syndrome... (p. 116) que « même si la charte de 1946 fait explicitement mention des complices, à aucun moment l’éventualité d’une application à des criminels français, anciens collaborateurs est effleurée ».

181.

D’ailleurs, en regard de la situation locale, choisir 1964 comme date butoir se justifie de multiples façons. C’est la date du premier essai de création d’un musée de la Résistance et de la Déportation à Grenoble et il faudra étudier cette façon d’organiser la mémoire en la planifiant administrativement, en en confiant la gestion à une entreprise d’ordre culturel, en déléguant officiellement son élaboration aux anciens acteurs eux-mêmes. De plus, la période prise en considération correspond, sur le plan politique local, à vingt années à l’actualité relativement riche, les différentes tendances politiques occupant tour à tour – pour des durées plus ou moins longues, il est vrai – la mairie, avant qu’Hubert Dubedout ne s’en empare durablement, en mars 1965. Il y aura certes des différences, et certaines très importantes, dans la façon de se rappeler, et parfois dans le message même de ces commémorations, entre les maires MLN, SFIO, RPF… ou PCF. Mais il est surtout intéressant de constater que les maires successifs de Grenoble étant tous d’anciens résistants, c’est plus une manière de continuité mémorielle, voire de consensus, au moins dans la décision de commémorer l’événement, qui l’emporte.