IV – La construction de la question ou l’invention de la problématique.

Tout projet historien vaut ce que vaut la question qu’il pose. C’est en effet elle qui fonde l’objet historique qu’il s’agit de mettre sous examen en pratiquant un découpage inédit ou en tout cas original dans la complexité des faits qu’il étudie et des documents qu’il utilise. Mais toute question n’est pas en soi historique. L’impératif disciplinaire historique (élaboration d’un cadre géographique, définition d’une durée comme on vient de le faire, mais aussi délimitation des sources documentaires, mise au point de leur procédures de traitement, comme nous le verrons) la guide et l’oriente nécessairement.

Cette question initiale qu’il situe à l’orée de sa recherche, l’historien qui veut en vérifier la pertinence ne peut ainsi la poser que s’il est déjà historien. D’où parfois l’impression « corporatiste » que l’on peut éprouver à la lecture de la question que pose celui-ci. Loin d’être un défaut, cette impression est selon nous au contraire le gage de la qualité « historienne » de la question. Cet interrogateur – l’historien – doit connaître à la fois les exigences de son métier, les spécificités du champ historique auquel il se réfère (l’histoire culturelle) et du courant historiographique (histoire de la mémoire) qu’il entend explorer, s’il veut pouvoir articuler en un seul discours un triple contrat scientifique, méthodologique et narratif.

Cette question vitale, donc, qui doit prendre en écharpe tous les thèmes que le travail de recherche aborde, nous l’appelons problématique . Il importe de savoir la nouer en toute conscience et responsabilité puisque les partis pris auxquels elle obéit conditionnent la totalité de notre travail. Ce choix s’articule pour nous autour de trois interrogations que nous souhaitons lier en une même démonstration, que nous plaçons donc à l’intérieur d’un cadre géographique et chronologique prédéterminé.

Ramassée en une seule phrase, la problématique de notre étude pourrait ainsi se libeller : les fonctions sociales de la mémoire collective grenobloise de la Deuxième Guerre mondiale dont on suppose qu’elle est elle-même constituée de multiples mémoires, porteuses de représentations différenciées du conflit, répondent à des besoins de reconnaissance identitaire de la communauté qu’on doit élucider et qui, en s’incarnant dans des pratiques et des lieux précis dont l’espace d’expression privilégiée est l’espace urbain, mettent dans le même temps aux prises des concurrences autour d’enjeux dont il faut définir la nature, repérer l’intensité et établir la temporalité interne.

Pour rendre opératoire ce choix problématique, il est nécessaire de penser évidemment à un « plan » de présentation générale qui permette d’en développer la triple facette tout en restant fidèle à l’obligation de la circulation chronologique. Mais auparavant, et comme nous savons qu’il n’y a pas de question sans document 182 , il convient d’établir d’une manière critique et raisonnée ce qui constitue précisément notre documentation et de présenter les procédures de traitement méthodologique que nous avons adoptées pour, tout d’abord, la cerner, et ensuite tenter de la maîtriser.

Notes
182.

Tout comme il faut garder à l’esprit que « le document en lui-même n’existe pas, antérieurement à l’intervention de la curiosité de l’historien » ; Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, Paris, Le Seuil, 1954 pour l’édition originale, p. 302 ; cité par Antoine Prost, in Douze leçons sur l’Histoire, op. cit., p. 81.