Pléthore.

Disons-le d’emblée – et Lucien Febvre le savait bien évidemment – l’histoire contemporaine, elle, n’est pas chiche. Et en matière documentaire, le « deuxième vingtième siècle » est sûrement la période la moins avare d’entre toutes les périodes qu’envisage la discipline historique. Au point que c’est justement cette ampleur et cette richesse documentaire qui, mal gérées, peuvent rapidement s’avérer handicapantes. Si en d’autres domaines « abondance de bien ne nuit jamais », la pratique historienne rétorque que la surabondance de documents commande de trancher 184 . En ce sens, la problématique opère un premier choix qui se répercute sur la constitution du corpus documentaire. Mais pour celle qui est la nôtre, elle ne peut suffire à établir un ensemble fini des pièces documentaires que nous allons analyser. Au contraire, notre problématique est responsable au premier chef de l’explosion des sources que notre démonstration va utiliser ; c’est précisément à cause d’elle que ces dernières sont infinies en nombre et en genre. Quand il s’agit de traquer les traces des expressions des mémoires de la Seconde Guerre mondiale, le constat s’impose vite : tout est document, tout est source 185

Au point qu’on peut légitimement être effrayé. Là où l’inventaire mené par Lucien Febvre avait la force et la conviction de l’optimisme, celui que nous nous apprêtons à dresser risque, si l’on n’y prend garde, d’aboutir à l’effet inverse 186 . Cet inventaire d’une histoire qui devrait beaucoup à Prévert pourrait même risquer ne jamais s’achever. Or, s’entêter à tenir l’ambition légitime de l’exhaustivité serait ici suicidaire, la pratique nous l’a d’ailleurs prouvé (cf. infra, « Le diffus »). Nous pensons qu’il est des domaines de la recherche en histoire qui, au contraire, pour atteindre à une vision la plus complète possible de leur objet d’étude, doivent résolument savoir tourner le dos à la prétention de l’exhaustivité (cf. infra, « L’oral : bouche du témoin, bouche de la vérité ? »). Et pour ne pas céder à cette dépression documentaire, il convient alors d’impulser le plus de raison critique au sein de la poésie de Prévert.

Ainsi, l’objet même de notre étude induit une première et radicale différenciation de statut épistémologique entre deux principaux groupes de sources. Et ce avant même que l’on envisage les différents types de sources.

Notes
184.

C’est ce que Paul Veyne caractérise par « l’allongement du questionnaire » ; cité par Paul Ricoeur, « Entre Mémoire et Histoire », in Mémoires des peuples. Histoire, mémoire et identité. A chacun sa mémoire ?, Projet, n° 248, Hiver 1996-1997, p. 15. Lire également le texte de Serge Berstein, « L’historien du contemporain et les archives », dans le dossier consacré à ces questions par Le Débat (« Musées, archéologie, archives : politique du patrimoine »), mars-avril 1998, n° 99, p. 146-153.

185.

Robin G. Collingwood l’a très bien écrit il y a déjà longtemps : « Les données (data) d’un côté, et les principes d’interprétation de l’autre, sont les deux éléments de toute pensée historique. Mais ils n’existent pas séparément pour se combiner ensuite. Ils existent ensemble ou pas du tout. L’historien ne peut pas récolter les données dans un premier temps et les interpréter dans un second. C’est seulement quand il a un problème en tête qu’il peut se mettre à la recherche de données qui s’y rapportent. N’importe quoi, n’importe où peut lui servir de données s’il est capable de trouver comment l’interpréter. Les données de l’historien sont la totalité du présent. Le commencement de la recherche historique n’est donc pas la collecte ou la contemplation de faits bruts non encore interprétés, mais le fait de poser une question qui mette à la recherche de faits qui puissent aider à y répondre. Toute recherche historique est focalisée de cette façon sur quelque question ou problème particulier qui définit son sujet » ; in The philosophy of history, Historical Association Leaflet, n° 70 , Londres, 1930, p. 14.

186.

Nous avons volontairement tronqué la citation du co-inventeur des Annales que nous avons placée en exergue de ce chapitre, afin de ne pas démesurément l’allonger. C’est entre les premiers « crochets » que se place le plaidoyer de Febvre pour le « tout documentaire » auquel nous nous référons ici : « […] donc avec des mots, des signes. Des paysages et des tuiles. Des formes de champ et de mauvaises herbes. Des éclipses de lune et des colliers d’attelage. Des expertises de pierres par des géologues et des analyses d’épées en métal par des chimistes. D’un mot, avec tout ce qui, étant à l’homme, dépend de l’homme, sert à l’homme, exprime l’homme, signifie la présence, l’activité, les goûts et les façons d’être de l’homme. »