Sources de première et sources de seconde origine.

De très nombreux documents se rattachent à ce « groupe » que l’on a baptisé de « première origine ». Ce sont ceux qui, « bruts de décoffrage » en quelque sorte, révèlent des expressions de mémoire(s), des visions et des représentations du conflit sans le savoir et le vouloir, malgré eux presque 187 . Quand les articles de la presse grenobloise parlent de la guerre, quand les rapports des Renseignements Généraux à propos des cérémonies commémoratives s’accumulent sur le bureau du préfet avant de prendre le chemin de Paris ou que tel grand témoin, à la lueur de sa lampe de bureau, rédige pour son intimité la plus fermée des souvenirs que personne n’est censé déflorer mais auxquels on a pu ensuite accéder, aucun de ces producteurs de documents ne s’attend à ce que nous venions par la suite les interroger, et selon notre problématique qui plus est. C’est d’ailleurs là le gage de leur sincérité. Et sincères, ces documents le sont jusqu’au bout, c’est-à-dire jusque dans leurs préférences et leurs distorsions, qui font d’ailleurs tout leur intérêt.

De manière involontaire, ces documents – dont en outre la production ne connaît pas de limite dans le temps – témoignent au premier degré de la mémoire en train de s’élaborer et sont donc pain béni pour notre propos.

Le deuxième « groupe » de sources comprend les documents qui, pourrait-on dire, sont conscients d’eux-mêmes. Ceux-là témoignent d’une volonté claire d’exprimer un discours sur la mémoire. Plus aisément repérables – il s’agit dans leur grande majorité des traces concrètes, des vecteurs et supports de mémoire visibles et lisibles -–, ils ne se laissent pas pour autant facilement décrypter. Ainsi, quand on a admis par exemple que le monument aussi est document, reste à l’interroger, c’est-à-dire à expérimenter des procédures de traitement qui diffèrent nécessairement des techniques habituelles 188 . De plus, cette seconde génération de documents n’est pas cantonnée à un temps qui serait lui aussi second : dès les premiers jours de la Libération, on inaugure un discours construit et conscient sur la mémoire. Enfin, le fait qu’il soit ici question de source volontaire exige un surcroît d’attention de notre part pour en saisir la véritable portée. Car contrairement à ceux de la première génération, ils ne se livrent pas en toute innocence. Ils sont tous sauf ingénus. La critique interne à laquelle on les soumet doit être attentive à cette double détente : en eux-mêmes expressions de mémoire(s), ils possèdent également un point de vue intéressé et développent un propos sur la mémoire. Ils fabriquent une mémoire et le savent (discours officiels prononcés lors des cérémonies commémoratives, érection de monuments et mémoriaux, création de musées, etc.). Ils doivent à ce titre-là être questionnés deux fois : que disent-ils volontairement ; que révèlent-ils involontairement 189  ?

On ne saurait évidemment privilégier aucun de ces deux groupes de sources. Notre étude, pour rester fidèle à son engagement problématique, doit considérer qu’ils sont d’égale importance. Mais cette différence est essentielle à saisir parce qu’elle implique un traitement méthodologique adapté à l’un et l’autre ensemble, et parce qu’elle se retrouve à l’intérieur de chaque type de source.

Il serait hors de propos de situer ici l’inventaire complet de nos sources (nous réservons la présentation de ce « catalogue » à la fin de notre travail). Cependant, il nous paraît essentiel d’établir dès à présent et en quelques pages un tableau général de ces sources et du traitement méthodologique global que nous avons adopté afin de les questionner – ce que l’on pourrait nommer notre « logistique de la recherche » –, sans cacher aucune des difficultés que nous avons rencontrées au long de cette confrontation.

Nous avons repéré quatre types de source. C’est la différence évidente de leur support qui structure leur classification en quatre domaines.

Notes
187.

Ces documents que Marc Bloch nomme précisément des « témoins malgré eux » ; cité par Paul Ricoeur, « Entre mémoire et histoire », art. cité, p. 14.

188.

Lire à ce sujet les stimulantes contributions du numéro 8 de la revue dirigée par Régis Debray, Les Cahiers de médiologie, « La confusion des monuments », septembre 1999. Nous tenons à remercier ici l’équipe de la Bibliothèque du musée de Grenoble (et particulièrement Gérard) d’avoir consenti à acquérir très rapidement cet ouvrage afin que nous puissions le consulter. Cf. infra, « La Pierre et les murs », pour une analyse détaillée des monuments commémoratifs.

189.

Contrairement à ce que semble penser Antoine Prost, nous croyons qu’il ne faut pas être trop restrictif et ne s’intéresser qu’au deuxième niveau d’analyse (ce que disent en creux les documents volontaires) si l’on veut cerner dans sa totalité la mémoire officielle : « Aux discours prononcés le 11 novembre devant les monuments aux morts, l’historien ne demandera pas ce qu’ils disent, qui est bien court et bien répétitif ; il s’intéressera aux termes utilisés, à leur réseau d’opposition ou de substitution, et il y retrouvera une mentalité, une représentation de la guerre, de la société, de la nation », in Douze leçons sur l’Histoire, op. cit., p. 63.