E – L’histoire savante.

Et d’ailleurs posons la question : histoire savante ou mémoire savante ? Nous sommes là au cœur d’une interrogation essentielle pour nous qui entreprenons d’écrire justement l’histoire de la mémoire : la production historienne n’est-elle pas également en elle-même – et malgré elle ? – impliquée dans le processus d’élaboration de la mémoire locale de la Seconde Guerre mondiale ? N’est-elle pas elle aussi, et pour simplifier, un vecteur de mémoire ? Notre opinion personnelle est faite et à la suite d’Henry Rousso, nous pensons que les ouvrages qui ‘ « ressortent d’une mémoire savante, c’est-à-dire qui proposent une étude rétrospective raisonnée, fondée sur des documents (de quelque nature qu’ils soient), visant une représentation cohérente et intelligible du passé. Bref, des ’ ‘ ’ ‘ livres d’histoire ’ ‘ ’ ‘ […] ’ ‘ 206 ’ ‘  » ’ produisent un discours de mémoire. Quand elle est pratiquée par des professionnels ou des membres extérieurs à la corporation des historiens mais qui font le choix de travailler selon les règles du métier 207 , l’histoire est forcément « savante » en ce sens qu’elle n’est ni naïveté ni instrument. Elle opère d’elle-même et par définition la distinction entre reconstruction a posteriori, objective et distanciée des phénomènes, et reconstruction a posteriori, subjective et impliquée des mêmes phénomènes. Mais en se rattachant au premier de ces deux modes d’appréhension du passé, et même si les enjeux financiers et les aspects économiques liés au commerce des livres lui sont globalement étrangers, entre 1944 et 1964, l’abondante production historienne qui prend la Seconde Guerre mondiale dans la région comme objet d’étude subit aussi des pressions. Les pressions sociales propres à son temps d’abord, histoire ne rimant pas avec « tour d’ivoire ». Et puis les avanies historiographiques propres à l’avancement méthodologique de sa discipline. Quand on est historien professionnel, on n’étudie pas, à l’époque que l’on considère, la Seconde Guerre mondiale comme on l’étudie de nos jours, selon les mêmes centres d’intérêt ni les mêmes problématiques. Qu’il s’agisse d’ouvrages ou d’articles, de rencontres ou colloques universitaires, les historiens travaillent dans cette « période » sur cette « époque » 208 . Cette littérature – pour l’essentiel il est évidemment question de « littérature grise » – contribue également à codifier la représentation du passé local pendant la guerre, à sa place (minime) et selon ses modalités (d’exigence intellectuelle).

L’histoire des historiens est donc bien une des formes d’expression de la « mémoire savante » qu’il faudra interroger comme toutes les sources et questionner comme tous les vecteurs de mémoire.

Notes
206.

Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, op. cit., p. 276. A vrai dire, les meilleurs spécialistes de la Seconde Guerre mondiale partagent tous ce point de vue d’Henry Rousso, comme en témoignent les titres de quelques-unes de leurs contributions : « Vichy et la mémoire savante : quarante-cinq ans d’historiographie », par Jean-Pierre Azéma, in Jean-Pierre Azéma et François Bédarida (dir.), Vichy et les Français, Paris, Fayard, collection « Pour une histoire du XXè siècle », p. 23-44 ; l’article de Jean-Marie Guillon, « La Résistance, cinquante ans et deux mille titres après », dont le premier intertitre est révélateur (« histoire “courante”, histoire “savante” »), in Jean-Marie Guillon et Pierre Laborie (dir.), Mémoire et Histoire : la Résistance, Toulouse, Privat, collection « Bibliothèque historique Privat », 1995, p. 27-43.

207.

Ceux que Jean-Pierre Azéma a pu nommer les « historiants » ; « Vichy et la mémoire savante : quarante-cinq ans d’historiographie », in Vichy et les Français, op. cit., p. 23.

208.

Et leur travail de bénédictins fournit l’essentiel de nos propres connaissances historiques du déroulement de la guerre dans la région, on l’a vu. C’est ce qui explique que ces ouvrages figurent souvent à la fois dans nos sources et dans notre bibliographie, illustrant ainsi la nature « schizophrène » de la production historienne, « juge et partie » de la mémoire en quelque sorte.