II – L’oral : bouche du témoin, bouche de la vérité ?

Face à l’héritage de la plus lointaine tradition historiographique française, très attachée à l’écrit, dont elle a parfois tendance à surestimer la fiabilité, les sources orales ont longtemps souffert d’un déficit de reconnaissance disciplinaire. On soupçonnait le domaine de l’oralité d’être par nature opposé, voire ennemi, de la quête de l’historien, son manque inhérent de véracité le reléguant au mieux dans un statut marginal de pourvoyeur d’illustrations. Les témoignages venaient appuyer une argumentation, l’étayer en en illustrant à la commande le bien-fondé 209 . Ils n’étaient pas considérés comme une source à part entière. Au vrai, c’est surtout qu’on manquait de savoir-faire. Les préjugés sont tombés devant le dégagement relativement récent d’une méthodologie de l’enquête orale. A ce titre, la dette contractée par les historiens du temps Présent envers Philippe Joutard est énorme, puisqu’il a le premier su montrer que les sources orales ne sont pas secondaires, mais que leur nature même peut au contraire provoquer de nouvelles interrogations sur le passé 210 . En effet, quand l’historien provoque volontairement les témoignages, c’est à proprement parler une mémoire qu’il convoque aux fins d’en dresser l’inventaire précis 211 . Ce faisant, son gain est double : non seulement il peut espérer recueillir des éléments et des précisions inédites, nulle part consignées ailleurs que dans la parole de celui qu’il interroge, mais en plus – et c’est ce qui nous intéresse au premier chef – il peut approcher et appréhender les images et les représentations qui la structurent. Cette « parole source » devient alors une « matière première de l’Histoire » comme la qualifie Jacques Le Goff 212 . Elle est aussi en soi objet d’histoire 213 .

On peut ainsi l’incorporer à notre corpus documentaire à double titre. Mieux, si l’on veut mener une histoire de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale, on doit y recourir, non pas qu’il s’agisse d’une obligation propre à l’histoire contemporaine (qui s’en passe fort bien pour nombre de ses objets d’enquête), mais parce que certaines représentations se cantonnent justement dans les souvenirs d’individus qui ne les expriment pas si on ne les sollicite pas. Les oublier serait manquer aux règles de ce « nouvel atelier d’historien » qu’a le premier esquissé Henry Rousso et qu’ont complété par la suite les travaux menés par l’équipe de l’IHTP. C’est la vingt et unième livraison des Cahiers de l’IHTP 214 qui cerne au plus près les questions et parfois les angoisses des historiens qui doivent se confronter aux sources orales et qui en même temps définit au plus juste les procédures à adopter, avec quelques autres articles et ouvrages dont nous dressons la liste en bibliographie 215 . C’est véritablement notre vade-mecum méthodologique. Mais si son aide nous est précieuse, elle ne suffit pas à nous préserver de problèmes méthodologiques parfois dirimants. Car disons-le, nous sommes sinon sceptiques par rapport aux sources orales, en tous cas contraints d’avouer la modestie des résultats de notre pratique personnelle.

Notes
209.

C’est le recours à ce que Danièle Voldman appelle le « témoin de bonne foi », in Les cahiers de l’IHTP, n° 21, La bouche de la vérité ? La recherche historique et les sources orales, Danièle Voldman (dir.), novembre 1992, partie I, « Recherche historique et sources orales », p. 34. Lire notamment, dans la partie IV (« Guide pratique »), l’article de Dominique Veillon, « Technique de l’entretien historique », p. 115-124.

210.

Philippe Joutard, La légende des Camisards. Une sensibilité au passé, Paris, NRF/Gallimard, collection « Bibliothèque illustrée des Histoires », 1985, 443 p. ; Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983, 268 p. ; « Historiens, à vos micros ! Le document oral, une nouvelle source pour l’histoire », in L’Histoire, n° 12, 1979, p. 106-112.

211.

Voir Robert Frank, « Questions aux sources du temps présent », in Questions à l’Histoire des temps présents (actes de la table ronde organisée par le centre d’histoire de l’Europe du vingtième siècle (FNSP), le 21 février 1992), Agnès Chauveau et Philippe Tétart (dir.), Éditions Complexe, collection « Questions au XXè siècle », Bruxelles, 1992, p. 109-124. En suivant les démonstrations de l’article de Bruno Delmas (« Les nouvelles archives, problèmes de définition », in Direction des Archives de France, Les Nouvelles Archives, formation et collecte. Actes du XXVIIIème Congrès national des archivistes français, Paris, Archives Nationales, 1987, p. 178-183), Danièle Voldman établit une différenciation pertinente entre archives et sources orales, qu’il faut citer ici dans son entier : « C’est dans la distinction fondamentale entre archives orales et sources orales que réside le cœur des discussions. L’archive orale sera considérée comme un document sonore, enregistré par un enquêteur, archiviste, historien, ethnologue ou sociologue, sans doute en fonction d’un sujet précis, mais dont le dépôt dans une institution destinée à garder les vestiges des temps écoulés pour les historiens du futur, a été d’emblée sa destinée naturelle. La source orale est le matériau recueilli par un historien pour les besoins de sa recherche, en fonction de ses hypothèses et du type de renseignements qu’il lui semble nécessaire de posséder [...] », in Bouche de la vérité ?, op. cit., partie I, « Recherche historique et sources orales », « Définitions et usages », p. 35-36.

212.

Jacques Le Goff, in Histoire et Mémoire, op. cit., p. 10.

213.

Robert Frank parle lui d’« inversion des perspectives » pour qualifier l’attrait récent de la chose orale pour les historiens. Lire sa remarquable mise au point, « La mémoire et l’histoire », in Bouche de la vérité ?, op. cit., partie II, « les enjeux du témoignage », p. 65-72 ; citation p. 65.

214.

Dont le titre inspire en partie celui de notre paragraphe...

215.

L’IHTP a beaucoup travaillé sur ces aspects et Laurent Douzou établit une bibliographie critique de 360 titres à la fin du Cahier 21, p. 129-161. Voir, entre autres occurrences, Problèmes de méthode en histoire orale. Table ronde. 20 juin 1981 et le numéro 4 des Cahiers de l’IHTP, publié en juin 1987 (notamment la contribution de Jean-Jacques Becker, « Le handicap de l’a posteriori »).