A – Quel matériau pour quelle procédure ?

Puisque l’on peut considérer a priori que la mémoire officielle se rencontre dans les archives administratives et publiques écrites classiques 216 , nous avons décidé que les deux axes principaux de notre enquête orale devaient en toute logique s’attacher à circonvenir la mémoire des groupes ainsi que celle des individus.

Nous avons donc commencé par chercher à entrer en contact avec les associations d’Anciens Combattants et Victimes de Guerre (ACVG) actives à Grenoble et dans sa zone mémorielle. Grâce à Monsieur Zaparucha, Directeur de l’Office Départemental des Anciens Combattants et Victimes de Guerre, nous avons pu en dresser un état relativement complet : elles sont actuellement au nombre de quatre-vingt-un. Nous avons adressé un courrier à chacune d’entre elles (cf. infra, annexe n° IV). Pour cette première étape, nous ne voulions volontairement pas prendre en compte les notions de représentativité, de nombre d’adhérents, de coloration politique, ni même de date de création. Notre ambition était l’exhaustivité. Une soixantaine nous ont répondu. A partir de ce moment, une deuxième étape consistait à tenter d’expliquer à leurs dirigeants que nous souhaitions soumettre un questionnaire-type (différent pour les associations d’anciens résistants et pour celles d’anciens déportés ; voir annexe n° V) à chacun de leurs membres. Le refus a été là quasiment systématique. Formulé la plupart du temps très poliment mais néanmoins fermement, il nous a semblé correspondre à un désir d’ultraconservation(sans pour autant s’apparenter à une volonté de dissimulation). ‘ « Ils ne vous diront rien de plus que moi ’ ‘ 217 ’ ‘  » ; « C’est trop difficile... ’ ‘ 218 ’ ‘  » ; « Il n’y a plus que moi ’ ‘ 219 ’ ‘  » ; « A quoi ça sert ? ’ ‘ 220 ’ ‘  » ; voici quelques exemples des propos par lesquels on nous répondait quand nous évoquions cette éventualité d’une enquête à grande échelle. Les responsables d’associations sont ainsi la plupart du temps très disponibles mais s’adressent à l’enquêteur en leur qualité de « gardiens du temple ». Très vigilants, ils délivrent un message de mémoire particulier au nom d’un groupe auquel ils ne laissent guère d’espoir d’accéder, pensant sûrement ainsi le protéger et certains que c’est là leur principale tâche. Notre frustration est donc à ce niveau double : notre enquête orale au sein du milieu associatif se borne à une cinquantaine d’entrevues et débouche en fait et au mieux sur l’obtention d’une parole autorisée, elle aussi pratiquement « officielle » 221 .

En cela, ce travail est cependant déjà intéressant, qui permet de constater comment fonctionnent de l’intérieur les associations d’Anciens Combattants et Victimes de Guerre. Mais il n’a pas véritablement répondu à nos aspirations. De plus, nous avons dû adapter notre technique d’entretien en acceptant de sortir du cadre strict de la quinzaine de questions que nous pensions devoir impérativement poser à nos interlocuteurs. Le côté figé, froid, et d’emblée trop analytique d’une telle procédure convient en effet mal à la nature des relations qui se nouent lors de la rencontre entre ces deux subjectivités en action que sont l’enquêteur et l’enquêté. Provoqué à l’initiative du premier dans un but précis, il est rare que ce face-à-face n’excède pas le cadre qu’il s’est fixé d’avance. Parfois nous ne sommes pas parvenu à poser toutes nos questions, et d’autres fois, que toutes nos questions. Jamais notre entretien n’a pu se satisfaire des questions fermées que nous avions préparées. Toujours il a glissé vers une discussion à bâtons rompus, que nous avons cessé d’enregistrer sur magnétophone quand nous avons remarqué que cette technique bloquait certains et en délivrait d’autres au point qu’ils forçaient leurs « révélations » 222 . Prendre des notes dans un tel contexte ne fut pas toujours facile et nos fiches de retranscription ne sont jamais parvenus au niveau de clarté de celles que livre par exemple Olivier Wieviorka dans son maître ouvrage 223 . Le questionnaire est ainsi devenu au fil des entretiens un questionnement semi-directif. Les questions essentielles que nous souhaitions poser – au nombre d’une quinzaine, elles s’établissent en trois rubriques : expérience personnelle du conflit ; pratiques de mémoire ; enjeux politiques de mémoire – l’étaient parmi d’autres, qui permettaient à notre interlocuteur de laisser à la fois se dérouler sa parole et le fil de sa vie. L’effet de rupture induit par la poursuite de notre problématique était ainsi moins sensible.

Parfois, nous fûmes mis par l’enquêté en présence de personnes proches de lui, et qui, qu’elles appartiennent à sa proche famille ou qu’elles soient du cercle de ses « camarades », occupaient à ses côtés la place d’assesseurs de mémoire. Cette situation ne nous a pas gêné. Au contraire, elle nous a permis d’apercevoir dans quels réseaux sociaux s’inscrit l’expression de la mémoire de l’individu (responsable d’association ou simple particulier). Le plus souvent, cependant, l’entretien se déroula à huis clos, face-à-face. Pour nos interlocuteurs, la vocation universitaire de notre travail a toujours agi comme une manière de garantie du sérieux de notre démarche et aussi de la reconnaissance que notre étude était susceptible d’apporter à la mémoire qui allait s’exprimer par l’intermédiaire de leur parole 224 .

A ce propos, nous avions commis une erreur en accompagnant notre première lettre d’un curriculum vitae trop détaillé. Il a effrayé certains (qui nous l’ont dit ensuite, sur le ton de la plaisanterie) parce que nous l’avions établi de manière trop universitaire. Nous avons fini par renoncer à cet envoi 225 .

Autre obstacle d’importance sur lequel nous ne pouvions transiger, et pour cause ! : notre âge. Notre campagne de collecte de témoignages oraux, nous l’avons menée de l’âge de vingt ans à celui de vingt-sept et si l’on n’est plus à ce moment de sa vie un béjaune, que de fois la porte s’ouvrait sur l’exclamation « Que vous êtes jeune ! » Une variante rend mieux compte de l’ambivalence des rapports qui peuventt s’établir entre l’enquêteur et l’enquêté : « Vous avez l’âge de mon petit-fils ! ’ ‘ 226 ’ ‘  »

La question du lieu, nous avons voulu qu’elle fût tranchée par l’enquêté. En effet, un premier indice de la nature de la mémoire qu’il allait nous (dé)livrer pouvait se lire dans le choix qu’il faisait de l’endroit de notre rencontre. Pour la plupart, ils nous invitèrent à leur domicile, optant ainsi d’emblée pour une relation qu’ils entendaient placer sous le signe de la convivialité. Le cadre domestique dans lequel se déroulait notre entretien était supposé en atténuer l’aspect officiel, sérieux, peut-être effrayant pour certains. Et puis, beaucoup de nos interlocuteurs étant âgés, c’était une facilité pratique de nous accueillir chez eux 227 . Souventes fois nous fûmes retenus à la table de ceux que nous avions sollicités. Même si par éthique et par simple politesse nous avions souhaité arrêter à cette entrée dans la sphère de l’intimité amicale notre enquête, nous n’aurions pu le faire : c’est fréquemment à table que nos hôtes furent les plus volubiles.

Nombreux furent ceux qui voulurent nous recevoir dans les locaux où se tiennent leurs activités associatives officielles. L’enjeu pour eux était alors clairement identifiable : il était question de parler au nom du groupe, pour le groupe. Dans le même ordre d’idées, d’autres nous invitèrent à nous rendre au musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère : c’est le besoin de reconnaissance par une institution qu’ils respectent et qu’ils craignent parfois qui motivait ce choix. Plus rarement, nous nous vîmes « en ville 228  », c’est-à-dire autour d’une tasse de café ou d’un verre de bière. Pour anodin que de telles précisions puissent paraître, elles fournissent une indication précieuse de la personnalité de l’individu que l’on va interroger, qui décide, pour se livrer, d’un lieu public et propice à une certaine forme de convivialité. En revanche, jamais nous ne fûmes conviés par aucun de nos interlocuteurs sur le lieu même de leur action. Cette épreuve à quoi ils se préparaient (l’entrevue), ils semblaient la découpler totalement de ce qui en était pourtant à l’origine : leur engagement pendant les « années noires ». L’effort de remémoration que nous allions leur demander ne paraissait pour eux rien avoir en commun avec le lieu et le temps de leur action.

Certaines entrevues (à peu près une sur trois) furent totalement inutiles. Non pas tant à cause d’une incompétence qui nous serait directement imputable, mais parce que tel responsable admettait ne pas savoir, ou (plus rarement cependant) ne pas se souvenir, ou ne pas avoir vécu la guerre dans la région. Voire n’être pas né à l’époque 229  !

Afin d’épaissir notre matériau, nous fondions beaucoup d’espoir sur les résultats de l’entreprise de collecte des témoignages des anciens résistants, baptisée « Mémoire vive », qu’au nom du musée de la Résistance et de la Déportation, ont successivement menée Patrice Escolan, Paul Blanc et Olivier Vallade 230 . C’était un espoir infondé. En effet, les entrevues ayant été réalisées dans une optique qui n’a strictement rien à voir avec notre problématique, les bénéfices d’une telle opération sont pour nous nuls ou presque.

Notes
216.

Même si interroger tel ancien responsable d’un service public ou le chef de cabinet du préfet de la Libération permet de compléter la perception de cette « mémoire officielle ».

217.

Monsieur Duffourd, Président de la section départementale de la Fédération Nationale des Déportés et Internés Résistants Patriotes (FNDIRP), entrevue du 29 novembre 1996.

218.

Monsieur Jarrand, Président de l’Amicale Départementale de l’Isère des Anciens Résistants du Front National et des FTPF, entrevue du 17 janvier 1997.

219.

Monsieur Favier, Président de la section locale de la Fédération Nationale des Anciens de la Résistance (FNAR), entrevue du 6 juin 1996.

220.

Monsieur Décret, Président de l’Association des Anciens et Amis du Maquis de l’Oisans, entrevue du 6 décembre 1996.

221.

Ce qui débouche sur cette question : la mémoire individuelle d’un président d’association vaut-elle pour la mémoire collective du groupe au nom duquel il s’exprime ?

222.

En revanche, très peu nombreux sont ceux qui par principe refusèrent que l’on enregistre leurs propos.

223.

Olivier Wieviorka, Nous entrerons dans la carrière. De la Résistance à l’exercice du pouvoir, Paris, Le Seuil, collection « Vingtième siècle », 1994, 450 p.

224.

A deux ou trois reprises, il fut vite clair que certains voulaient profiter de l’espace de notre entretien pour « redresser la réalité », « rétablir les faits », « dire ce qui s’est vraiment passé » et que cette exigence s’exerçait soit contre d’autres résistants, soit contre d’autres enquêteurs (journalistes pour la plupart).

225.

Comme nous avons renoncé à dactylographier systématiquement nos lettres, certains trouvant que cela faisait trop « officiel ».

226.

Suivait alors, rapidement, un tutoiement qui avait pour double fonction de nous intégrer au groupe des « camarades » et d’officialiser la relation aîné/cadet que nos interlocuteurs voulaient mettre en avant dans nos échanges. Prêtera-t-on à sourire quand on saura que pour nous vieillir prématurément, nous avons « vieilli » également notre mise vestimentaire, nous avons chaussé des lunettes et laissé pousser notre moustache et notre barbe ? Se muer en praticien des sources orales réclame parfois d’en passer par de telles « astuces »…

227.

Parfois même une condition sine qua non mise à notre entrevue.

228.

L’expression est de Monsieur Lutz, Président de Résistance Unie, entrevue du 18 mars 1991.

229.

Monsieur Arabian, Président de la section iséroise de l’Association des Anciens Combattants et Résistants Arméniens de l’Armée Française, entrevue du 15 janvier 1997.

230.

Paul Blanc et Patrice Escolan sont tous deux journalistes.