B – « Mémoire vive » ou « mémoire morte » ?

Une question doit être évoquée : celle du décalage entre la période précise et déjà lointaine (1944-1964) sur laquelle nous travaillons, le moment auquel nous intervenons pour interroger et la spécificité de notre problématique.

En effet, à de trop rares exceptions près 231 , la connexion entre ces trois termes ne parvint pas à s’établir. C’est-à-dire que nous ne parvenions pas à placer les personnes que nous interrogions à cet endroit précis où d’elles-mêmes, elles auraient pu nous renseigner sur la mémoire de cette période proprement extraordinaire de leur vie que fut la guerre et qu’elles portaient entre 1944 et 1964. L’effort de remémoration exigé était trop difficile. Ou plutôt ce n’est pas le fait de se souvenir qui était ardu en soi, mais bien l’articulation interne de cette remontée dans le temps que nous demandions qui produisait le blocage. Pour quasiment tous, déstructurer ainsi la chronologie requérait de s’abstraire totalement et pour la première fois de leur vision habituelle du déroulement temporel. Être interrogés dans les années 1990 sur la perception qu’ils avaient entre 1944 et 1964 de ce qu’ils avaient fait entre 1940 et 1944 était proprement inédit. Et à la première des quinze questions que contient notre questionnaire destiné aux anciens résistants ‘ (« Estimez-vous que la gestion du souvenir de la Seconde Guerre mondiale a été bien organisée à Grenoble et dans sa région dans la période 1944-1964 ? Sinon, pourquoi ? » ’), nous eûmes bien peu de réponses satisfaisantes. En revanche, des réponses nous renseignaient sur l’état actuel de ces mémoires dont nous provoquions l’expression, ce qui n’était pas le but premier de notre enquête.

Le balancement était ainsi constant entre une « mémoire vive » et trop vive, celle qui disait sans ambiguïté ni réticence au moment où on l’interrogeait ce qu’elle était à ce moment-là précisément 232 , et une « mémoire morte », tributaire dans son expression d’une tradition identitaire déjà ancienne, les associations dont nous interrogions les responsables ayant eu largement le temps d’asseoir leur position de mémoire. Et il n’est pas là question de dissimulation ou de reconstruction volontairement oublieuse ou mythifiante. Simplement de difficultés naturelles, et pour cela même difficilement dépassables, à tordre la chronologie. Si bien que les informations qui pouvaient enrichir notre recherche, nous les débusquions dans les interstices du discours de nos interlocuteurs. Il a fallu que nous patientions longtemps pour que tel responsable d’une puissante association grenobloise sorte des conventions de sa « parole de porte-parole » (« J’ai toujours pensé que ce monument était laid », à propos du buste du commandant Nal). Plusieurs heures d’entretien furent nécessaires avant que tel autre responsable se souvienne de ce qu’il avait dit ou écrit entre 1947 et 1954 au sujet de tel autre (phase ultime – et risquée, par la dimension de confrontation que cela suppose – de notre entrevue, nous le mettions en présence de la pièce documentaire que nous possédions où était imprimés ses propos). Dans ces moments, la tension était parfois vive, mais nous étions enfin au cœur de notre problématique. Dans ces occasions deux fois provoquées (admettre le principe de l’entretien une première fois ; consentir à la difficile remontée à la source de notre enquête une deuxième fois), nous étions de plain-pied dans notre interrogation, nous pouvions enfin travailler la source orale à pleine main.

Notes
231.

La plus notable concernant Monsieur Gustave Estadès, qui a immédiatement compris quelles étaient nos intentions. Madame Lagrange, Monsieur Giraudi et Monsieur Fugain également ont rapidement perçu quelle était la nature foncière de notre projet.

232.

De plus, notre entreprise de collecte s’est située au plus fort du cinquantenaire, ce qui n’aidait pas à notre projet.