1 – Éthique et déontologie.

La nature des rapports qui se nouent entre l’enquêteur et l’enquêté dépasse et de loin les rapports classiques qui s’établissent entre deux interlocuteurs. L’écueil principal concerne celui qui provoque la rencontre, car son questionnement peut induire des réactions auxquelles il n’est pas préparé. La moindre des précautions commande ainsi de ne jamais mettre celui qu’on sollicite en position émotionnellement trop délicate. On ne gagne rien à provoquer de la précarité émotionnelle chez celui qu’on interroge ; on peut même se disqualifier moralement si on en arrive consciemment à de telles extrémités. Il faut donc veiller à ne jamais mettre le témoin en situation limite, ce qui n’est pas facile à garantir, l’émotion pouvant le submerger à tout moment quand il force les souvenirs enfouis au tréfonds de sa conscience à remonter à la surface – « pour vous faire plaisir », nous a dit un témoin en larmes 233 . De plus, cet équilibre est difficile à tenir car il ne faut pas renoncer a priori, sous prétexte de préserver son émotivité, à l’idée de déstabiliser « l’interviewé », puisque c’est là que réside le plus souvent ce que l’on traque. Mais il faut être vigilant à ne pas aider à une « pathologisation » du témoignage, notamment en ce qui concerne la Déportation.

Ce qui suppose que la pratique de « l’interviewer » identifie les dangers qui la menacent et sache s’en préserver. Ceux-ci sont au nombre de quatre : une information insuffisante sur l’histoire de la Déportation et des camps serait ainsi un premier obstacle ; une sensibilité trop exacerbée qui interdirait, au bout d’un moment et pour peu que l’expérience que raconte « l’interviewé » soit particulièrement traumatisante, d’adopter et d’adapter un questionnaire efficace en serait une autre. On serait confronté exactement au même problème si l’on optait pour une attitude et un questionnement trop complaisants. Une troisième difficulté consiste dans une trop grande naïveté, notamment dans le domaine politique, qui risque de rapidement constituer un obstacle, le discours politique ou polémique, en tous cas partisan, n’étant pas absent de certaines confidences… Il est donc impératif de savoir faire le départ entre le récit strictement personnel et la part de « propagande » ou de discours artificiel, construit, appris et restitué aux seules fins de convaincre « l’interviewer » de la véracité de tel aspect ou de la légitimité de telle revendication. Ce qui implique qu’on doive savoir borner « l’interviewé », et savoir trouver dans ses dérives rhétoriques un matériau à analyser pour ce qu’il est, c’est-à-dire pour ce qu’il signifie de discours inconscient à force d’être intériorisé. Le dernier de ces obstacles résulte de la part de lui que l’enquêteur investit dans son rapport à l’enquêté. Il nous a été ainsi impossible (parce que nous ne le voulions pas) d’être inaccessible à l’affection et à l’amitié avec nombre de ceux que nous avons interrogés. Nous sommes ainsi conscients des glissements que nos rapports privilégiés avec telle personnalité emblématique de la mémoire de la « Déportation raciale » peuvent entraîner. Averti, c’est à nous de nous auto-limiter. Et c’est effectivement un effort disciplinaire que de ne pas revenir encore et toujours à une « personne-source » que l’on apprécie. Dans le même ordre d’idée, il faut que les options politiques de l’enquêteur interviennent le moins possible dans sa démarche. Cette remarque est certes une évidence, mais le réflexe de la discrétion, lui même condition de l’objectivité, est difficile à maintenir, soit qu’on se découvre en adéquation avec l’interviewé, soit qu’on se sache en totale opposition avec lui. Une fois seulement, nous avons été piégé et avons été contraint de rompre l’entretien, sous peine d’escalade 234 . Nous ne le regrettons pas, même si le poids de nos engagements personnels n’aurait pas du ainsi interagir.

Notes
233.

Il s’agissait de Jacques Lutz, rescapé des camps de concentration qui, lors de notre entrevue, a « craqué ». Ses larmes et sa phrase nous ont longtemps poursuivi. Qui étions-nous et qu’était notre recherche pour provoquer de telles réactions ? Sur une expérience proche, lire la contribution très éclairante d’Anne-Marie Granet-Abisset, « Témoignages et témoins en situation limite », in La Shoah, témoignages, savoirs, œuvres, Annette Wieviorka et Claude Mouchard (dir.), acte des journées d’étude d’Orléans des 14, 15 et 16 novembre 1996, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes (avec le concours du Centre de recherche et de documentation sur les camps d’internement et la déportation juive dans le Loiret), 1999, p. 189-202.

234.

Après avoir eu une entrevue cordiale – même si déjà un peu « dure » – avec Jean Bollon, Président pour Grenoble de l’Union Nationale des Combattants en Afrique du Nord (UNC-UNCAFN), nous avons été invité par lui à nous rendre à une réunion de l’association qu’il dirige. Nous sommes alors tombés dans un traquenard : les propos dépassaient largement ceux que l’on tient généralement dans ce genre d’assemblée. Nous avons alors choisi de quitter la salle, tant il était clair que nous n’étions pas à notre place et que l’on cherchait à nous influencer politiquement... Au bout du compte, cependant, nous devons signaler que c’est de très loin l’étroitesse des rapports plus que la tension entre l’historien et les témoins qui l’a emporté.