2 – Epistémologie.

« L’ère du témoin » dans laquelle Annette Wieviorka craint, avec d’autres, que nous soyons entrés 235 impose des règles que nous n’avons pas forcément choisies et qui nous placent dans une position d’éternel entre-deux. Nous voulons respecter les témoins mais nous réclamons de considérer leurs témoignages comme des documents semblables aux autres 236 . Or, la nature même de ce que livre un témoin, et qui est à lui et de lui, l’implique personnellement dans le traitement qu’on va faire de son témoignage. Par crainte de le choquer (voire de le décevoir), nous n’avons pas été jusqu’au bout de certaines de nos analyses. Cette « faute » est la nôtre, ce type de prévention ne devant logiquement pas empêcher le bon déroulement de l’enquête historienne. Et pour nous, elles ont interféré. Pourquoi ne pas « confesser » que nous sommes plus à l’aise avec l’archive classique ? Pourquoi ne pas « avouer » que la transaction entre ce matériau vivant et qui le reste et les exigences de notre métier est pour nous difficile à établir et à tenir ? Et pourquoi ne pas évoquer cette idée qu’avoir entamé une longue enquête orale a peut-être été pour nous une façon de céder aux commandements historiographiques du temps, qui considèrent que « l’oral » est obligatoire 237  ? Peut-on poser cette question, ici peut-être iconoclaste : la recherche impérative du témoin, la quête effrénée de l’oral, ne marquent-elles pas le triomphe de la mémoire sur la connaissance ? Pour notre étude, ce serait un comble que de souscrire à ce renversement et pour tout dire un de ces « effets pervers » dont Denis Peschanski signale fort justement la nocivité 238 .

Notes
235.

Lire ouvrage homonyme d’Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998, 185 p. On consultera également avec profit la contribution qu’elle donne à La Shoah…, op. cit., ainsi que celle d’Anne-Lise Stern, elle-même rescapée d’Auschwitz et psychanalyste, « Sois déportée… et témoigne ! psychanalyser, témoigner : double-bind », p. 15-22.

236.

Ces quelques mots d’Henri Bulawko nous terrifient : « A un colloque, j’ai entendu des historiens déclarer que les anciens déportés étaient pour eux des documents… J’ai dit ma surprise. On m’a répliqué avec un sourire aimable… “documents vivants”. Je me suis vu soudain transformé en bête curieuse enfermée dans un zoo avec d’autres espèces rares. Des historiens venaient m’examiner, me demander de m’allonger, me tourner et me retourner comme on tourne les pages d’un document, me posant des questions aussi, et prenant quelques notes au hasard… Le terme employé ici me paraît infiniment choquant. Ainsi, on peut passer d’“anciens déportés” à “témoins” et de “témoins” à “documents”. Alors que sommes-nous ? Que suis-je ? », in La Shoah…, op. cit., p. 16, cité par Anne-Lise Stern.

237.

« De plus, la société française est devenue gourmande en histoire orale, et les historiens sont soumis à une forte demande sociale », écrit Robert Frank, in « Questions aux sources du temps présent », art. cité, p. 111.

238.

Denis Peschanski, « Effets pervers », in La bouche et la vérité ?…, op. cit., partie II, « Les enjeux du témoignage », p. 45-53.