D’autant que du point de vue de la méthode, il nous semble que toute tentative historienne en matière de source orale est par nature périlleuse.
L’exhaustivité est impossible, on l’a dit. Le respect de notre problématique est soumis à de nombreuses conditions, on l’a également dit. Et par définition, des pans entiers de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale grenobloise ne sont pas interrogeables à l’oral. Nous n’avons ainsi pas pu questionner les anciens « collabos ». C’est un manque. Pour la mémoire juive grenobloise de la Shoah, nous sommes tributaires d’une source orale dont nous avons reconnu qu’en outre elle nous est personnellement proche. C’est un biais pour le moins déformant. Et nos sources orales déséquilibrent la pesée globale que nous entendons mener des mémoires locales de la guerre puisqu’elles ne concernent que des résistants ou presque.
Techniquement, nous n’avons pas fait appel aux acquis de l’analyse sémantique pour vérifier par exemple la récurrence de certaines expressions 239 . Cela par méconnaissance de ces techniques. C’est une autre carence. Comme l’est notre difficulté à identifier en spécialiste les attitudes physiques et les postures que prennent les enquêtés dans l’espace : le corps aussi a son langage que certains savent analyser, mais qu’en historien nous n’avons pu que repérer et jamais interpréter 240 .
Les difficultés du recoupement de l’oral par l’écrit sont un autre obstacle 241 . Peut-on se passer de vérifier parce que, matériellement, on ne peut tout simplement pas le faire ? Certainement pas. Ce qui revient à penser que le travail d’analyse mené selon les techniques historiennes traditionnelles des discours et paroles des quelque cinquante personnes que nous avons interrogées, pour constituer un corpus de sources à part entière, ne peut suffire. Quant à imaginer mener notre travail à partir de cette seule source, ce serait là la dernière des erreurs 242 .
Si nous nous rendons compte que l’essentiel de notre effort a consisté à ne pas nous laisser dominer par ces témoignages et à leur appliquer un traitement le plus strict possible, n’est-ce pas que nous n’avons pas su inventer notre propre voix méthodologique ? Nous voilà dans la situation paradoxale de pratiquement paraître nous contredire en l’espace de quelques lignes, puisque nous semblons conclure à l’inutilité des sources orales. Notre constat est en fait tout autre. Il s’établit plutôt autour de la place qu’il faut savoir reconnaître aux sources orales. Si plus haut nous écrivions qu’elles ne sont pas secondaires , et que dans leur importance objective, elles peuvent être essentielles, nous écrivons à présent qu’elles sont secondes . Pour notre recherche, les sources orales ne peuvent intervenir qu’aux endroits où les autres types de source sont muets. C’est-à-dire qu’elles viennent après d’autres, non pas en illustration, mais en complément, non pas en insert rhétorique, mais pour parfois combler des silences assourdissants et des béances flagrantes. Et ce statut que nous leur assignons, c’est celui que la pratique nous dicte.
Pour un éclairage sur ces aspects d’analyse lexicale appliqués aux sciences sociales (du en l’espèce au laboratoire de lexicologie de l’école Normale Supérieure et à une grille de lecture essentiellement psychanalytique, puisque cette étude, accompagnée d’une préface très éclairante de Roland Barthes, est d’abord publiée au Seuil en 1975 dans la collection « Champ freudien »), lire le réjouissant ouvrage de Gérard Miller, Les pousse-au-jouir du maréchal Pétain, Paris, Le livre de poche, collection « Biblio essais », 1988, ainsi que l’ensemble du numéro de la revue Mots. Les langages du politique, coordonné par Annne Croll et Annette Wieviorka, (« La Shoah : silence... et voix », n° 56, septembre 1998) et notamment la contribution de Karla Grierson (« Des mots qui font vivre : commentaires sur le langage dans les récits de déportation », p. 15-32) et le texte de Nathalie Heinrich (« Le témoignage, entre autobiographie et roman : la place de la fiction dans les récits de déportation », p. 33-49). Les mots de Georges Petit (« Commémoration. Témoignage d’un ancien déporté », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 54, avril-juin 1997, p. 89-101) sont également très intéressants.
Lire à ce sujet la très belle contribution de Harry Roderick Kedward au colloque de Toulouse : « La Résistance, l’histoire et l’anthropologie : quelques domaines de la théorie », in Mémoire et Histoire : la Résistance, op. cit., p. 109-118.
Déjà signalé par Jean-Pierre Rioux, « L’histoire orale : essor, problèmes et enjeux », in Les Cahiers de Clio, n° 75-76, 3è et 4è trimestres 1983, p. 29-48.
A moins que cela soit la nature même du projet de recherche que de se focaliser sur les sources orales : voir Maria Thanopoulou, La mémoire orale de la guerre. Enquête exploratoire sur la mémoire collective de la Deuxième Guerre mondiale des survivants d’un village rural dans l’île de Leucade, thèse de sociologie sous la direction de Gérard Namer, Paris 7, 1987.