A – Le monument comme document.

A la source d’une part importante de notre travail, se placent ainsi les monuments, mémoriaux, tombes, stèles, plaques et autres édifices du souvenir de la Deuxième Guerre mondiale qui se sont élevés à Grenoble et dans sa région entre 1944 et 1964, matériellement plus ou moins importants et imposants. En pierre, en marbre, en plâtre, en fonte ou en bois, sommairement pensés ou savamment élaborés, dotés d’une plus-value artistique ou délibérément sobres, ou naïfs, riches ou rêches, ces bornes mémorielles nous intéressent au premier chef parce qu’elles traduisent une volonté délibérée de mémoire.

En repérer les lieux d’implantation fut une première tâche ; s’en procurer des vues photographiques une deuxième. Mais ce fut là le plus facile, notre investigation étant rendue relativement aisée par l’existence d’autres essais de recensement 244 .

Le corpus une fois constitué, nous avons mis en œuvre une procédure de traitement méthodologique, classique quant à sa démarche (critique externe et interne du document) mais particulière en cela qu’elle s’est organisée autour d’un triple questionnement : historique (comptabilité générale, histoire des comités d’érection, et périodisation des campagnes de construction) ; « sémiotico-esthétique » (que disent les styles et les formes de ces monuments ?) ; sémantique enfin (que révèlent les discours qu’on lit sur les inscriptions lapidaires qui les illustrent et les accompagnent ?). Le monument questionné comme un document historique doit ainsi selon nous être expertisé à différents niveaux afin que du statut d’archive, il passe à celui de source, exactement selon la même distinction que nous avons établie plus haut entre archives et sources orales. Cette exigence d’interrogation tous azimuts, nous ne pûmes y satisfaire que grâce à l’apport d’études parfois très théoriques.

Premiers parmi ces travaux de référence, les ouvrages et articles de quatre historiens de métier, et de deux sémiologues. On sait tout ce que les analyses d’Antoine Prost, d’Annette Becker – à propos surtout de la Première Guerre mondiale – et de Pierre Nora ont fait pour la reconnaissance disciplinaire du « visible » et pour l’accès du monument à la condition de source documentaire 245 . Leur collègue allemand Reinhart Koselleck a poussé peut-être plus loin vers la philosophie la réflexion historienne, nous permettant de mieux cerner ce qu’est la fonction identitaire profonde des monuments commémoratifs. Les avancées de la sémiologie, sous l’impulsion de Roland Barthes 246 , récemment relayées et relancées par cette nouvelle science sociale que Régis Debray a voulu nommer la médiologie 247 nous ont permis de franchir le pas et de nous aventurer sur le terrain du décryptage du sens caché des signes.

Il faut être attentif à ne pas minorer l’importance de cette source que constitue le monument commémoratif, dans sa pluralité et sa diversité. Pour nous dont le propos est d’écrire l’histoire de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, nous devons ne pas nous laisser prendre au paradoxe qui en est pourtant la marque. En effet, plus brute, dans sa matérialité même, que l’archive écrite et orale, elle est également plus évidente, grâce justement à sa « tridimentionnalité ». Mais en même temps, elle est à ce point intégrée à notre environnement, elle fait tellement partie du paysage, qu’on a peut-être tendance à en atténuer inconsciemment la portée, ou qu’on finit par la juger banale. Ce qui serait mal connaître sa richesse.

Notes
244.

Cf. infra, « La Pierre et les murs », pour les détails et aussi l’histoire de ces trois principales entreprises de comptage.

245.

C’est notamment la thèse qu’Antoine Prost a consacrée aux Anciens Combattants et la société française, ainsi que certains de ses nombreux articles consacrés aux monuments aux morts qui, on l’a dit, nous ont éclairé (Les anciens combattants et la société française. 1914-1939, op. cit., 1977 ; Annette Becker, Les monuments aux morts. Mémoire de la Grande Guerre, Paris, Errance, 1998, 158 p. ; Pierre Nora, Les lieux de mémoire…, op. cit., 1984-1992.

246.

Mythologies avant tout, op. cit., 1970 pour l’édition de poche.

247.

Les cahiers de médiologie sont très intéressants. Lire également le dossier « Identification d’un objet : la médiologie », in Le Débat, mai-août 1995, n° 85, p. 3-63.