IV – Le diffus.

Pour préciser encore les contours du tableau que nous voulons dresser de la mémoire grenobloise de la Deuxième Guerre mondiale, on doit tenter de mesurer de quoi est fait ‘ « l’air du temps ’ ‘ 248 ’ ‘  » ’, essayer de jauger le ‘ « je-ne-sais-quoi et le presque-rien ’ ‘ 249 ’ ‘  » ’, oser une évaluation du ténu et du diffus. Sentir et saisir ce que l’on pourrait nommer une « atmosphère mémorielle » est tâche par nature ardue, tant est impressionnante la multitude des lieux de condensation de la mémoire (tombes et monuments, musées et mémoriaux, blasons, timbres, anniversaires, livres et films, drapeaux et emblèmes, etc.). En effet, dans ce domaine du presque impalpable, la collecte des documents est rendue plus difficile non seulement par l’extraordinaire variété des supports qu’emprunte cette atmosphère de mémoire mais aussi par le fait que, par définition, ils ne font pas l’objet d’une conservation archivistique officielle. Ainsi, si l’on peut penser que, pour l’élaboration de la représentation collective grenobloise de la Déportation, l’ouverture en 1945 à Grenoble de l’exposition photographique consacrée aux atrocités nazies est plus importante que par exemple la constitution des associations d’anciens déportés, le problème, quand on a repéré quelle est la date de l’inauguration de cette exposition, est de juger quel fut son impact sur la population.

Parfois plus vite et beaucoup mieux qu’une centaine de rapports des Renseignements Généraux – un peu selon le principe du célèbre dessin de Plantu en première page du Monde, dont on sait qu’il est plus efficace que n’importe quel éditorial –, cette « petite monnaie » décrit l’ambiance mémorielle grenobloise entre 1944 et 1964, la manière disons populaire d’intégrer à la vie quotidienne le souvenir de la Deuxième Guerre mondiale. Il s’agit donc pour le chercheur de rester attentif s’il veut en capter les signes. C’est aux marges des archives officielles, à la périphérie des sources classiques, qu’émergent souvent de somptueuses pièces documentaires. Comme celle-ci, puisée dans la presse de l’époque : ‘ «  ’ ‘ ’ ‘ Rose à cœur d’or et pétale de sang… si mercredi, à Bagatelle, cette fleur est primée, je l’appellerai : Docteur Valois ’ ‘ , nom du pur héros de la Résistance français”, nous dit le grand rosiériste Charles Mallerin  ’ ‘ 250 ’ ‘ . » ’Autant dire que si le hasard joue son rôle dans la découverte de telles pièces, il est un auxiliaire indispensable mais par nature volage.

Au point d’ailleurs que parler ici de source peut sembler un brin présomptueux. La constitution du corpus documentaire ne pouvant en effet pas déboucher sur un inventaire exhaustif de ces pièces si particulières, il faut adopter le point de vue méthodologique de l’histoire des mentalités et de son épigone l’histoire culturelle, en pariant sur la représentativité supposée d’un document isolé.

Car nous sommes bien ici dans des difficultés propres à l’histoire culturelle 251 qui, pour notre propos, peuvent se résumer à cette interrogation : comment construire un corpus de sources exploitables pour sonder la mémoire culturelle de la Deuxième Guerre mondiale que partagent les Grenoblois entre 1944 et 1964 ?

Notes
248.

« Le contenu des mémoires collectives n’est pas invariable. Il dépend de ce que l’on pourrait appeler l’air du temps », écrit Alfred Grosser dans « La mémoire des peuples », in Études, n° 384/4, avril 1996, p. 504.

249.

Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Vladimir Jankélévitch, Le « Je-ne-sais-quoi et le presque rien », Paris, Le Seuil, 1980 pour la nouvelle édition, 140 p.

250.

In Les Allobroges, samedi 7/dimanche 8 juin 1947. Article accompagné de deux photographies. Il est suivi d’un autre article en première page : « Dans les jardins de Bagatelle. Honneur au Dauphiné avec la rose “Docteur Valois ” […]. Qui sait si la rose “Valois” ne détrônera pas la rose “France” », Les Allobroges, 12 juin 1947.

251.

Lire Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Pour l’histoire culturelle, Paris, Le Seuil, collection « L’Univers historique », 1997, 455 p.