1 – Cinéma et audiovisuel.

Ainsi, les espoirs que nous nourrissions à propos du cinéma , dont nous imaginions qu’il pouvait être le vecteur culturel privilégié de la mémoire grenobloise de la Deuxième Guerre mondiale, étaient-ils infondés. Pourquoi en effet ne pas dire notre déception 252  ? Nous espérions en effet beaucoup du Septième art (mus sans doute par un naïf réflexe cinéphile 253 ), persuadés à l’avance qu’au moment où il envisagerait de rendre compte de la guerre, il ne pourrait pas manquer de fixer un rendez-vous à Grenoble et sa région.

Nous nous trompions lourdement. Car en ce qui concerne la représentation cinématographique des expériences locales du conflit, le bilan est quasiment nul et l’écran noir reste noir. L’histoire de ce vecteur de mémoire est donc l’histoire d’une absence, c’est-à-dire d’un échec, lequel est à replacer dans la perspective plus large d’une faillite générale du cinéma français à filmer la guerre, et notamment la Résistance. La France ne trouva pas son Rossellini 254 et l’on compte entre 1944 et 1964 sur les doigts d’une seule main les grands films qui, envisageant la période, ne tombent pas soit dans les excès du film de genre (Paris brûle-t-il ? 255 ), soit dans les outrances militaristes du film de guerre (Un taxi pour Tobrouck 256 ), soit dans les travers du film édifiant (Patrie 257 ). Les études de Jean-Pierre Bertin-Maghit et Sylvie Lindeperg 258 le confirment : la production française n’est objectivement pas à la hauteur de son homologue transalpin et Henry Rousso a à notre sens raison de penser que ce vrai chef-d’œuvre, L’armée des ombres (lui aussi daté dans son philiogaullisme), ‘ « arrive un peu tard ’ ‘ 259 ’ ‘  ».

L’aide de cet éminent spécialiste du cinéma qu’est Michel Warren, dont le travail, en tant que directeur de la Cinémathèque de Grenoble, s’ancre dans le contexte régional, nous fut d’un grand secours. Il a bien voulu nous guider au sein des archives (touffues) de l’organisme qu’il dirige et nous mettre en contact avec quelques-uns de ses amis qui partagent, en professionnels, sa passion du cinéma 260 . Le bilan de cette recherche tous azimuts fut, reconnaissons-le, nul ou presque. C’est d’autant plus frustrant que l’importance du cinéma comme révélateur de la société de son temps et comme vecteur de transmission du souvenir n’est plus à démontrer depuis les travaux pionniers de Marc Ferro et d’Henry Rousso, celui-ci qui insiste en outre sur l’extraordinaire popularité du cinéma en France dans les années quarante. Ainsi à Grenoble, la presse locale annonce-t-elle au printemps 1945 qu’‘ « un film à la mémoire de la Résistance nous montrera le massif du Vercors ’ ‘ 261 ’ ‘  » ’. Il s’agit là du film de Marcel Ichac, l’un des réalisateurs pionniers du film de montagne, Tempête sur les Alpes, qui ne sort sur les écrans qu’en 1946. En lisant la presse grenobloise, on est d’ailleurs frappé de l’intérêt qu’elle manifeste pour les films qui sont alors tournés en France comme à l’étranger. Souvent, leur projection sert de point d’orgue à une réunion commémorative ou caritative, comme le rappelle par exemple cet extrait d’un article du printemps 1947 : ‘ « Le gala des ’ ‘ ’ ‘ Bataillons du ciel ’ ‘ ’ ‘ […]. Grenoble ayant été l’un des foyers les plus actifs de la Résistance française, le Comité de l’Amicale des Anciens Parachutistes SAS a tenu à ce que notre ville ait, après Paris ’ ‘ , la primeur de cette belle réalisation cinématographique dédiée à la gloire des hommes de la France Libre et des FFI […] ’ ‘ 262 ’ ‘ . » ’ En juin 1946, la section de Grenoble de Résistance-Fer avait organisé le même style de gala autour de la projection du film La bataille du rail (cf. annexe n° VI).

Notes
252.

Les dossiers des Archives Départementales de l’Isère n’apportent guère de renseignements. Voir 112 M 2 à 4, « Police administrative. Cinématographe. Instruction, interdiction de film. 192.-1939-1944-1947 ».

253.

Nous animons en effet des conférences sur l’histoire du cinéma des années noires dans le cadre d’un séminaire mis en place par la Fondation pour la mémoire de la Déportation.

254.

Paìsa et Rome ville ouverte restent pour nous des films d’exception, tant par leur qualité esthétique formelle (Rossellini invente ainsi dès 1954-1946 le « néo-réalisme », qui culminera selon nous avec Stromboli) que par leur réussite à immédiatement parler de la guerre et de la Résistance.

255.

De René Clément, en 1966, dont on préférera bien sûr le premier opus consacré à la Résistance, La bataille du rail, la pléiade de vedettes qui incarnent les figures historiques de la Libération de Paris n’évitant pas à cette super production de sombrer corps et biens… (qu’on se souvienne de l’improbable Orson Wells campant Raoul Nordling, le Consul de Suède qui a négocié avec von Choltitz la trêve… La famille du diplomate suédois s’était opposée à cette prestation, sans parvenir à faire interdire le film. Merci à Benoît Guignard, petit fils d’Édouard Fiévet, neveu et chef de cabinet de Nordling, de nous avoir fourni ces renseignements, lors de la soutenance de son mémoire de fin d’étude à l’IEPG –nous étions dans le jury avec Roland Lewin –, Août 1944 : Raoul Nordling. Un Suédois au secours de Paris, 1999, 100 p. hors annexes).

256.

Qu’on doit à Denys de la Patellière. Il sort sur les écrans en 1961 et montre des « Français libres » (Lino Ventura et Charles Aznavour) essayant de ramener dans leurs lignes un prisonnier allemand.

257.

Tourné par Louis Daquin, cinéaste spécialiste de l’enfance (Nous les gosses, 1941) qui est également l’auteur, pendant l’Occupation, en 1944, de Premier de cordée, inspiré du fameux roman de Frison Roche ; le film est distribué en 1946.

258.

Nous avons suivi l’enseignement de Jean-Pierre Bertin-Maghit en DEA et pu à cette occasion le questionner à propos de notre recherche. Sylvie Lindeperg est l’auteur d’une thèse fondamentale, récemment publiée : Les écrans de l’ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969), Paris, CNRS Éditions, 1997, 443 p. Cf. infra pour une approche bibliographique plus fournie sur les rapports entre histoire et cinéma.

259.

Le syndrome de Vichy ..., op. cit., p. 266.

260.

Nous avons contacté ces personnes par l’intermédiaire du courrier électronique ; cf. infra.

261.

In Le Travailleur Alpin, 31 mars 1945, 2ème page. Les Allobroges parlent eux du « film attendu avec impatience comme témoignage de l’effort français. Il sera présenté à l’étranger comme un film de propagande française », 9 avril 1945, 2ème page.

262.

In Les Allobroges, 7 mai 1947, 3ème page. Les bataillons du ciel sont un film de Joseph Kessel.