3 – « Menu fretin » et « petite monnaie ».

En continuant de progresser dans l’énumération de ces « vecteurs-sources », nous parvenons à présent à une rubrique qui récapitule ceux dont l’apparence est a priori moins noble. Mais la mémoire fait flèche de tout bois. Ses expressions vont se nicher en des endroits auxquels l’on n’avait pas imaginé prêter attention en première intention. Ou qui, banaux, anodins et triviaux, ne nous semblaient pas de prime abord être dignes d’intérêt.

Dans les paroles de la chanson populaire , les traits outrés de la caricature ou du dessin de presse par exemple, se lisent des formes de représentations particulières du conflit, globalement moins soucieuses d’officialité. Dans ce domaine, c’est la chronologie propre à la mémoire globale de la Deuxième Guerre mondiale qui explique que notre moisson a été généreuse surtout au début de la période que nous étudions. Passée l’année 1946-1947, le thème de la Deuxième Guerre mondiale devient en effet moins urgent 278 .

Nous pensions qu’il était possible que d’autres relais culturels de la mémoire prennent à ce moment-là le… relais précisément. Et pourquoi pas ce genre « littéraire » que d’aucuns considèrent comme mineur mais qui touchait déjà à l’époque un large public : la Bande Dessinée . Nous étions ainsi convaincus qu’à l’époque où la Guerre froide monopolisait jusqu’au champ de bataille des publications pour enfants, et que dans le très conservateur Pilote, Buck Danny opposait sa foi dans les ailes américaines aux héros plus populaires de Vaillant 279 , un des titres les plus vendus de la galaxie éditoriale communiste, un quelconque « Oncle Paul » aurait raconté l’épopée des « gars du Vercors ». C’est ce qui explique que nous nous sommes obstinés jusqu’à l’éreintement dans une entreprise qui n’a finalement pas abouti, et pour cause. Les recherches communes que nous avons menées avec les experts de la boutique grenobloise Momie Folie, spécialisée dans la BD, les questions que nous avons posées à l’un des meilleurs scénaristes français de la bande dessinée historique, Franck Giroud 280 , nos démarches auprès du musée de la Bande Dessinée d’Angoulême (de son vrai nom Centre Nationale de la Bande Dessinée et de l’Image), nous ont cependant contraint à l’admettre. Il n’y a rien 281 . S’il existe des bandes dessinées qui, produites en France ou à l’étranger, évoquent ne serait-ce qu’indirectement le deuxième conflit mondial tel qu’il s’est déroulé dans la région, nous n’avons pas su les trouver. Un seul titre, pioché dans cette bible qu’est le BDM 282 semble a priori alléchant (Les Trois mousquetaires du Maquis 283 ). Il nous a été impossible de nous le procurer 284 . Nous restons, malgré cet échec, certain que se cache quelque part cette vision par la bande dessinée de la Deuxième Guerre mondiale dans la région grenobloise. Nous continuons de la traquer.

Conscient qu’il ne peut être question de discuter l’hégémonie des sources classiques et qu’en élargissant notre investigation documentaire à d’autres domaines, d’apparence futile peut-être, nous nous situons délibérément « en lisière », pour reprendre les termes de René Rémond 285 , nous avons ensuite tourné notre regard vers les copies d’élèves et les... arrêts de bus .

Quelle mine de renseignements en effet que les compositions des collégiens et lycéens qui réfléchissent au sujet proposé à leur sagacité dans le cadre du Concours général de la Résistance et de la Déportation ! Nous avons pu nous en rendre compte en dépouillant quelques-uns des cartons que Madame Chevannes conserve pieusement à l’Inspection d’Académie de l’Isère, en fidèle archiviste de la mémoire scolaire départementale. Malheureusement, le concours n’est officiellement institué qu’en 1964, c’est-à-dire à la toute fin de notre période, se calant en cela sur les instructions officielles du ministère de l’Éducation nationale, qui décide de faire figurer Vichy au programme d’histoire de l’enseignement secondaire en 1961-1962 et en 1966 pour les classes terminales 286 . Cette source efficacement archivée et dûment indexée attend donc patiemment son historien 287 .

D’ailleurs, dans le domaine proche de l’histoire scolaire , nous avons cherché à savoir si les manuels qui étaient mis à la disposition des élèves pour la période qui nous intéresse évoquaient – et si oui à quelle place – le sort de la région pendant la guerre. Nous avons bénéficié ici de l’aide précieuse d’une des meilleures spécialistes françaises de l’histoire de l’enseignement, qui est notre collègue à la Cité Scolaire Internationale Stendhal, Jeannie Bauvois. Elle s’est livrée pour nous à une recension scientifique qui confirme les réticences françaises à envisager sereinement et à l’échelle massive d’un enseignement national, les fractures franco-françaises liées à l’événement. Quant à la place qui est faite dans ces pages à l’histoire de la région, elle est mitigée. La référence à 1830, à Vercingétorix, le recours systématique au mythe unitaire de la Résistance, montrent en effet selon Jeannie Bauvois le rejeu du classique mythe national et de ses composantes. En revanche, contrairement à une certaine idée reçue, l’histoire locale n’est jamais refoulée, mais toujours revivifiée pour ses vertus pédagogiques (les exemples locaux rendant plus proches aux élèves une histoire dont le cadre est mondial). Dans les manuels, on définit les mots « Résistance » (avec ou sans majuscule suivant les éditions) et « maquis », « maquisards ». Les maquis d’ailleurs sont le plus souvent délocalisés : ce sont des lieux symboliques, établis dans d’épaisses forêts et de farouches montagnes. L’allusion au Vercors dans le manuel Belot (1953) est donc une exception. C’est d’un Vercors sublimé, irréel, qu’il s’agit, où l’on fait dérailler des trains (sic). Le plus souvent, suivant une image centralisatrice réitérée dans le mythe national, la Libération c’est d’abord et avant tout la libération de Paris, accessoirement de la Normandie (même l’édition locale de Chambéry ne comporte pas d’allusion aux maquis de Savoie 288  !).

Près d’une quinzaine d’arrêts de bus et de tramway portent dans l’agglomération grenobloise le nom d’une personne ou d’un événement lié à l’histoire locale de la Deuxième Guerre mondiale. Signe, certes presque intangible, d’une sensibilité mémorielle locale à la période exacerbée, ou banales dénominations d’une autre signalétique urbaine (différente de la toponymie municipale), celle-là propre aux transports intraurbains ? Pour trancher la question, nous avons cherché à savoir qui prend la décision des attributions de ces noms, selon quelles modalités et à quelles dates ceux qui ont attiré notre attention furent choisis.

Pas plus à la direction de la régie qui administre les transports urbains de l’agglomération grenobloise qu’à l’association Développement transports en commun, nous n’avons pu dénicher ces renseignements. Faire chou blanc est toujours une frustration, y compris quand l’échec sanctionne une tentative marginale. D’autant que la réponse que nous fit cet attaché à la communication de la régie des transports grenoblois (« Il faut le savoir que c’est des résistants ») nous laisse à penser que si effectivement, actuellement, aucune indication concrète n’informe l’usager sur la biographie de telle personne ou la nature de tel événement, il n’en était peut-être pas de même au moment où ils furent sélectionnés. Ou bien ils devaient à cette époque « parler » aux habitués au point précisément qu’on les a choisis. Mais ce ne sont là que conjectures.

Notes
278.

Lire notre partie « Humour, caricatures et dessins de presse », in Mémoire et enjeux de mémoire. Grenoble à la Libération (1944-1946), mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine sous la direction de Jean-Pierre Viallet, Université des Sciences sociales de Grenoble (Pierre Mendès France)/UFR des Sciences humaines, département d’histoire, septembre 1991, p. 261-278. Voir annexe n° IX pour la façon dont Le Réveil rend compte du départ de De Gaulle début 1946. Cette même année, sur le 91 dessins à vocation humoristique que publie le journal, 1 seul et unique est consacré (et encore « par la bande », en critiquant la manie des « bals de la Résistance » ; numéro du 8 janvier) au thème de la guerre et de la Résistance, 21 concernent la situation internationale (Bombe atomique, négociations entre les « Quatre », etc.) ; 13 sont dédiés à la vie politique française, 34 à la vie socio-économique (les restrictions qui durent) et 22 à des sujets plus banaux.

279.

Ancêtre de Pif le chien.

280.

Auteur notamment de la série historique Louis La Guigne, qui, en treize albums, propose une traversée du premier vingtième siècle sur les pas d’un militant anarchiste.

281.

Et ce dans la ville d’origine d’un des plus grands éditeurs français de BD, Glénat, qui connaît avec ces séries historiques (55 séries d’albums tout de même, la plupart consacrées au « Moyen-Age » et à l’époque moderne, qu’on trouve dans la collection « Vécu »), un succès sans cesse grandissant.

282.

Bera, Denni et Mellot (BDM...), Trésors de la Bande Dessinée. Catalogue encyclopédique, Paris, Editions de l’amateur, 765 p., 1996.

283.

Treize numéros en supplément à Coq Hardi. Le premier (La Maison hantée) date de 1945, le dernier (Parachutage mouvementé) de 1948. Les aventures des maquisards sont présentés sont un jour humoristique.

284.

Quant à l’acheter… le coût estimé d’une telle pièce est de... 1500 francs.

285.

Cité par Agnès Chauveau et Philippe Tétart, « Questions à l’Histoire des temps présents », in Questions à l’Histoire des temps présents, op. cit., p. 13.

286.

Lire sur ce point, Eric Conan et Henry Rousso, Vichy , un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, collection « Pour une Histoire du vingtième siècle », 1994, p. 239-240 et p. 256-258 sur le Concours général de la Résistance et de la Déportation.

287.

Notons d’ailleurs que dans le compte rendu du congrès des Pionniers du Vercors qui se tient le 6 mai 1962 à Pont-en-Royans, on peut lire que « pour l’année 1962, les pionniers du Vercors ont décidé de décerner un prix à un élève qui aura, sur le plan national , le mieux rédigé une composition sur la Résistance du Vercors et exalté l’idéal des compagnons qui l’animèrent » (souligné par nous). Et dans le même temps, on apprend que les congressistes refusent, comme en 1961, l’idée d’un jumelage d’une ville de la région du plateau avec une ville allemande (l’année précédente, Bourg-de-Péage s’était porté candidate ; en 1962, c’est au tour de Valence). ADI, 4332 W 116, pochette 4, « Amicale pionniers du Vercors. Archives 1959 à 1962 ».

288.

Voir l’annexe n° X pour un rapide bilan récapitulatif de la façon dont les manuels scolaires envisagent l’histoire de la région pendant la guerre.