B – Se souvenir du quotidien : une mémoire de « l’accommodement » 289  ?

Qui ne sait que la guerre ce fut, pour beaucoup de Français, d’abord et avant tout les difficultés quotidiennes ? Il suffit d’énoncer quelques-uns de ces mots icônes, emblématiques d’une période de la pénurie (rutabagas, ersatz, « ravito », etc.) pour faire surgir immédiatement un monde de la grisaille, des jours morts et froids de l’Occupation, le décor des « années sombres ». Des œuvres « culturelles » aux accents parfois populistes, ont, dans les années 70, exploité (à notre sens de manière démagogique) le genre de la chronique de guerre, mais vue d’en bas, à hauteur des soucis « des gens » 290 . Les mémoires familiales sont tissées d’évocations des files d’attentes interminables devant la boutique de l’épicier, des cousins de la campagne et de leur fermette où on se rendait en bicyclette, les fins de semaine, et de cette satanée « carte de pain ».

C’est à juste titre qu’Olivier Wieviorka parle du « poids du quotidien » pour dire que les restrictions ne cessent pas avec la Libération ni à la fin du conflit 291 . Un regard sur la presse grenobloise confirme cette obnubilation, notamment de l’alimentation, qui dure le temps que l’économie française se rétablisse, dans la première moitié des années cinquante. Les dessins humoristiques publiés dans les journaux reviennent très régulièrement sur ce thème, qu’ils préfèrent d’ailleurs aux sujets plus politiques.

Ces difficultés qui perdurent expliquent que la mémoire de l’accommodement ne se structure pas au même moment ni au même rythme que celle, par exemple, de la Résistance. Il manque pour ce domaine particulier l’essentielle rupture entre le passé et le présent pour que commence d’œuvrer le processus de mise à distance mémorielle. La continuité entre les deux moments (guerre et Occupation/Libération) est trop évidente pour que le manque de beurre et l’usage forcé de mauvais tabac accèdent au rang de (mauvais) souvenirs 292 . Cette chronologie différenciée se complique du fait que les mille détails qui rendaient si dure au jour le jour la vie des Grenoblois, sont par nature diffusément mémorables.

Et si ces épisodes de la vie quotidienne, parce qu’ils ont été douloureusement ressentis pendant l’Occupation, prennent une importance accrue aux yeux de la population, le problème est de savoir comment faire accéder ces mauvais souvenirs – vexations, privations, etc. – au rang privilégié de véritable mémoire. La commémoration est une pratique sociale trop typée et trop cérémonieuse pour pouvoir intégrer de tels souvenirs, jugés beaucoup trop communs. Les privations sont donc mémorables mais ne peuvent être commémorables. Peut-être s’agit-il plus, en la matière, d’oublier que de se souvenir. Malgré tout, on sut parfois imaginer des manières originales d’envisager ce souvenir de la guerre au quotidien, comme par exemple quand les Grenoblois brûlèrent publiquement, le 2 novembre 1945, la détestée carte de pain, symbole de toutes les privations endurées pendant cinq ans. Les Allobroges du 3 novembre soulignent que ‘ « Les Grenoblois ont assisté avec joie à l’autodafé de la carte du pain ».

Il est pratiquement impossible de mesurer le poids particulier que pèsent les souvenirs des temps difficiles de l’Occupation dans l’élaboration de la mémoire collective grenobloise de la Deuxième Guerre mondiale. Les quelques indices à notre disposition sont malheureusement trop ténus pour qu’on puisse parler de sources. Du projet d’écrire l’histoire de cette mémoire-là, il faut donc faire notre deuil et nous « contenter » de souscrire aux propos de Dominique Veillon, quand elle écrit en conclusion de son bel ouvrage : ‘ « Dans la mémoire, le quotidien est volontiers associé à une épopée terre à terre d’impossible quête d’un peu de bien-être. Il se traduit volontiers par une série d’antiennes qui courent à travers les sagas familiales. La nourriture, le chauffage, l’habillement prennent soudain une importance démesurée que la geste héroïque de la Résistance ne supplante pas toujours. Deux modes de représentation se superposent. D’un côté une poignée de héros aux prises avec leurs difficultés propres, de l’autre la masse des gens englués dans une banalité journalière qui gomme tout le reste ’ ‘ 293 ’ ‘ . »

A chercher désespérément les livrets des quelques pièces de théâtre qui se montent à Grenoble durant notre période de référence et dont les titres laissent augurer qu’elles pourraient évoquer la Seconde Guerre mondiale, à poursuivre les bibliophiles grenoblois pour savoir où se procurer tel opuscule dont le sujet semble devoir intéresser notre étude, à lire les compte rendu que publie la presse quand Robert Aron entame dans la région une tournée de conférences visant à présenter le chapitre qu’il consacre au Vercors dans son livre, bref, en voulant constituer notre corpus des sources « culturelles », on accumule plus d’échecs que de succès.

Et s’il ne faut pas conclure de cette difficulté pratique, matérielle, à collecter des documents et à les constituer en sources, que la démarche est en soi inutile, on peut risquer un constat de portée globale.

Il nous semble en effet qu’il n’existe pas une mémoire culturelle de la Deuxième Guerre mondiale, à part, et qu’on pourrait considérer comme un isolat en quelque sorte. En revanche, il y a des « pièces », des « objets » de nature culturelle, qui afférent plus ou moins directement à la mémoire grenobloise de la Seconde Guerre mondiale. Ils sont pour nous autant de « documents » qu’on doit étudier parce que dans leur unicité, ils sont les porteurs d’une vision du conflit. A ce titre, ils constituent bien un fonds documentaire propre, c’est-à-dire en fait une source annexe de notre travail, dans laquelle, à propos de tel aspect, on peut utilement puiser afin de compléter d’autres sources.

Ainsi de cette pièce que nous présentons ici. « Parlant » du Vercors, elle nous aide à mieux cerner cette mémoire particulière, car on comprend en la découvrant que celle-ci comporte aussi un versant culturel, qui, en la complétant, la rend sûrement plus efficace.

Difficilement étudiables pour elles-mêmes, ces pièces culturelles viennent en revanche fournir un utile surcroît d’information sur les mémoires locales de la guerre les plus structurées et les mieux installées.

Et c’est à notre sens le principal mérite de cette source « culturelle » que de nous permettre d’approcher ce que l’on pouvait appeler l’esthétique de (des) la mémoire(s) grenobloise(s) de la Deuxième Guerre mondiale 294 .

Notes
289.

Par allusion au remarquable ouvrage de Philippe Burrin (La France à l’heure allemande. 1940-1944, Paris, Le Seuil, collection « L’Univers historique », 1995, 559 p.), où celui-ci développe cette idée que la majorité des Français se sont « accommodés » de l’Occupation.

290.

Au bon beurre ou dix ans de la vie d’un crémier, de Jean Dutourd, est publié en 1952, mais est adapté à la télévision au cours de la décennie soixante-dix (Roger Hanin et Andréa Ferreol en sont les interprètes) ; Les patates, de Claude Autant-Lara, avec un Pierre Perret obnubilé par sa production de pommes de terre, sort sur les écrans en 1970.

291.

Olivier Wieviorka, « Le poids du quotidien, de la Libération au départ du général de Gaulle », in Historiens et géographes, n° 357, avril 1997, p. 205-213. Voir également Dominique Veillon, « La vie quotidienne en 1945 », in Historiens et géographes, n° 348, mai-juin 1995, p. 251-266.

292.

Lire à ce sujet l’article très synthétique de Jean-Pierre Rioux, « 1947, l’année terrible », in Alternatives Économiques, n° 147, avril 1997, p. 58-61, dont les premiers mots disent bien tout le poids historique et donc mémoriel de ces années de l’immédiat après-guerre : « Que nous est-il arrivé, en France, de si fort et de si grave pendant cette année 1947 pour que ces mois terribles figurent encore en bonne place, un demi-siècle plus tard, non seulement dans les cours d’histoire, mais aussi dans la mémoire collective, celle des acteurs-témoins comme celle de leurs descendants ? »

293.

Dominique Veillon, Vivre et survivre en France. 1939-1947, Paris, Edition Payot, collection « Histoire Payot », 1995, p. 320-321. L’enquête de l’IHTP, menée sous la direction de l’historienne et de Jean-Marc Flonneau (Le temps des restrictions en France (1939-1949), n° 32 et 33 des Cahiers de l’IHTP, mai 1996, 539 p.) fourmille de renseignements (lire notamment les contributions de Danielle Tartakowsky, « Manifester pour le pain, novembre 1940-octobre 1947 », p. 465-478 ; Christian Bachelier, « De la pénurie à la vie chère, l’opinion publique à travers les premiers sondages. 1944-1949 », p. 479-501 et, sous la rubrique « La mémoire des temps difficiles », Christian Font, « Une enquête orale menée en Aveyron », p. 503-526.

294.

Voir en annexe n° XI, le poème de Louis A. Robert, « Libération », dit par l’auteur à l’opéra Municipal de Grenoble en septembre 1944, et vendu aux profit des victimes de la Gestapo.