La pertinence intellectuelle du « métier d’historien » 302 : apologie du document.

Pour l’essentiel, cette pertinence réside dans l’approche du document que pratique celui qui entreprend une recherche à vocation historique. En ce domaine, la première des règles est un aveu d’humilité qui commande d’admettre que le document est premier, quelle qu’en soit la nature, qui conditionne la suite et le reste. Cette reconnaissance de la prééminence absolue du document indique assez que l’histoire est une discipline qui exige l’administration sinon de la preuve (en tout cas pas dans l’acception morale du terme : nous ne sommes pas chez le juge), en tout cas des origines documentaires de son argumentation, puisque celle-ci ne peut se satisfaire « d’arguments d’autorité ». Les documents sont donc en ce sens la preuve de la pertinence d’une argumentation plus que d’une vérité supposée intangible et unique : ils prouvent la vérité en histoire. Cette condition sine qua non étant remplie, l’argumentation peut ensuite être libre.

En ce sens, c’est bien le document – certains, parmi lesquels quelques sociologues et de nombreux philosophes, éprouvent des difficultés à admettre ce qu’ils appellent un « paradoxe » – qui, parce qu’il le relie tangiblement aux fragments de passé qu’il étudie et qu’il le sait, libère l’historien et lui permet de s’affranchir de certaines craintes inhérentes à l’histoire de sa discipline, comme celle de la pratique de l’abstraction intellectuelle par exemple 303 .

Mais le déterminisme documentaire n’est pas fatalisme argumentaire. Le questionnement d’un même document, figé dans sa pureté d’objet, peut et doit différer de l’un à l’autre historien, de l’une à l’autre époque. Cependant, tout autant qu’il est incontournable, il est indépassable. L’exigence du document, par la charge déterministe qu’il assène à toute entreprise historienne, est encore plus forte dans le domaine de l’histoire du « temps présent » 304 pour ces deux raisons simples qu’il pullule et que les enjeux propres à cette période incitent à la prudence. Sans lui, la pratique historienne ne serait qu’un discours. Or, si elle est aussi narration, l’histoire n’est pas racontars, comme l’oublient sciemment ceux qui évitent ou maltraitent le document pour prétendre démontrer l’indémontrable 305 . L’inanité de leur démarche les disqualifie : par définition mauvais historiens, ils sont de mauvais citoyens.

La principale intelligence de l’historien résulte selon nous de l’effet produit par la rencontre de ce couple que forme la modestie et l’essai de compréhension du document qu’il a su (pu) se procurer. C’est en tout cas l’un des credo disciplinaires de cette étude que de ménager au document, à l’intérieur même de notre texte, toute la place qu’il exige 306 .

Notes
302.

Par référence évidemment, par dette intellectuelle envers Marc Bloch et son ouvrage posthume fondamental : Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, collection « Références-Histoire », 1997 (1ère édition en 1949), 159 p.

303.

Merci, pour tous ses éclairages, à Jeannie Bauvois, qui en plus d’avoir été notre professeur à l’Université Pierre Mendès France de Grenoble, est aujourd’hui notre confrère et notre collègue à la Cité Scolaire Internationale Stendhal et continue à nous dispenser son savoir et ses réflexions (elle a récemment soutenu une thèse d’histoire comparée sur L’histoire enseignée dans les lycées allemands et français du début des années vingt aux années cinquante).

304.

… ou du « temps récent » comme parle Paul Ricoeur (cf. supra).

305.

On pense là à ces « assassins de la mémoire », pour reprendre la juste et belle expression de Pierre Vidal-Naquet, (in Les assassins de la mémoire. « Un Eichmann de papier » et autres essais sur le révisionnisme, Paris, La Découverte, collection « Cahiers libres », 1987, 231 p.) que sont les négationnistes.

306.

En gardant présent à l’esprit les remarques de Michel de Certeau sur l’usage de la citation documentaire, qui produit un double effet, peut-être « pervers » si l’on n’y prend garde. Servant de certification à ce qu’avance l’historien, puisque celui-ci tire son discours de témoignages lui préexistant, la citation lui permet également d’asseoir son autorité scientifique, d’assurer sa supériorité sur les contemporains de l’histoire qu’il écrit, puisque c’est lui et lui seul qui « comprend » rétrospectivement leur témoignage. La citation documentaire « produit de la fiabilité » ; in Michel de Certeau, L’écriture de l’Histoire, Paris, Gallimard, 1975, collection « Bibliothèque des histoires », p. 171.