De l’écriture…

L’écriture historienne est spécifique, car elle est une synthèse entre l’aridité du discours de la science et le « plaisir » de la narration. Les indices de sa scientificité 310 sont connus (références infrapaginales précises et détaillées 311 , recours aux citations documentaires, appareil critique conséquent, qu’il s’agisse de la bibliographie ou des annexes, etc.) et l’identifient rapidement à la lecture, l’effet de « saturation » qu’ils produisent décourageant parfois certains de se confronter à un texte trop « plein ». Ils sont indispensables parce qu’ils sont le gage de la crédibilité scientifique du texte, notamment par la possibilité de « contrôle » (au sens de vérification) qu’ils garantissent au lecteur.

La dimension purement littéraire de l’écriture historique n’est cependant pas à minorer 312 . Non seulement elle est une composante majeure de l’écriture du texte historique – qu’on se souvienne des inventeurs grecs 313 –, mais en outre, elle intervient à bonheur plus ou moins égal sous la plume de chaque historien. Et tout en essayant de se garder de certains travers, il faut également savoir assumer cette part de soi qu’on rend visible dans le processus d’écriture 314 et qu’on nomme le style. Cette question du style est délicate parce qu’elle mêle le métier à la personnalité. Constamment présent à l’esprit, un impératif majeur doit cependant servir de garde-fou : la clarté dans l’exposition et la formulation.

Intervenant en « bout de chaîne », l’écriture est cette balance à qui il incombe d’assurer l’équilibre général du texte, sa cohésion vitale, son harmonie.

Écrire l’Histoire n’est donc pas un acte anodin. L’alchimie est délicate qui emprunte à de nombreux domaines de l’intelligence humaine.

Et au moment surtout d’effectuer ce choix raisonné essentiel – quel plan pour notre étude ? –, il convenait à notre sens de rappeler ces trois règles d’or du métier auxquelles on croit et qu’on veut appliquer.

En revanche, ces certitudes méthodologiques ne sont pas suffisantes. Certes, elles orientent notre réflexion, mais ne peuvent pas en fournir le nœud même. D’autant que plusieurs possibilités 315 s’offrent à nous au moment d’essayer de fusionner en une même et une seule démarche notre thématique, la problématique particulière que nous avons mise au point pour l’incarner au plus près (dont la « transversalité » induit également des choix…) et les fortes exigences du métier d’historien.

De ces « plans » toujours possibles, il faut donc savoir opter pour le plus approprié.

Notes
310.

Ce que Kryzstof Pomian nomme justement les « marques d’historicité » : « une narration se donne donc pour historique lorsqu’elle comporte des marques d’historicité qui certifient l’intention de l’auteur de laisser le lecteur en quitter le texte et qui programme les opérations censées permettre soit d’en vérifier les allégations, soit de reproduire les actes cognitifs dont ses affirmations se prétendent l’aboutissement. En bref : une narration se donne pour historique quand elle affiche son intention de se soumettre à un contrôle de son adéquation à la réalité extratextuelle passée dont elle traite » ; in « Histoire et fiction », Le Débat, n° 54, mars-avril 1989, p. 114-137 ; citation page 121

311.

Le plaidoyer de Marc Bloch en faveur des « notes de bas de page » mérite d’être rappelé : « Mais lorsque certains lecteurs se plaignent que la moindre ligne, faisant cavalier seul au bas du texte, leur brouille la cervelle, lorsque certains éditeurs prétendent que leurs chalands, sans doute moins hypersensibles en réalité qu’ils ne veulent bien les peindre, souffrent le martyre à la vue de toute feuille ainsi déshonorée, ces délicats prouvent simplement leur imperméabilité au plus élémentaire précepte d’une morale de l’intelligence. Car, hors des libres jeux de la fantaisie, une affirmation n’a le droit de se produire qu’à la condition de pouvoir être vérifiée ; et pour un historien, s’il emploie un document, en indiquer le plus brièvement possible la provenance, c’est-à-dire le moyen de le retrouver, équivaut sans plus à se soumettre à une règle universelle de probité. Empoisonnée de dogmes et de mythes, notre opinion, même la moins ennemie des lumières, a perdu jusqu’au goût du contrôle. Le jour où, ayant pris soin d’abord de ne pas la rebuter par un oiseux pédantisme, nous aurons réussi à la persuader de mesurer la valeur d’une connaissance sur son empressement à tendre le cou d’avance à la réfutation, les forces de la raison remporteront une de leurs plus éclatantes victoires. C’est à la préparer que travaillent nos humbles notes, nos petites références tatillonnes que moquent aujourd’hui, sans les comprendre, tant de beaux esprits ». Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, op. cit., page 40.

312.

Hayden White (in Metahistory. The historical imagination in nineteenth-century Europe, Baltimore-Londres, The John Hopkins Press, 1973) parle même de l’écriture historique comme d’une activité « poétique », au sens de créatrice. Cité in Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire, op. cit., p. 261. L’analyse que donne Antoine Prost de la pensée de White est par ailleurs extrêmement éclairante (cf. p. 257 et sq.). Lire également le texte d’Antoine Prost (« Histoire, vérités, méthodes. Des structures argumentatives de l’histoire »), in Le Débat, novembre-décembre 1996, n° 92, p. 127-140.

313.

Les réflexions de Paul Veyne sont sur ce point fondamentales. Il faut lire et relire Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, collection « Points-Histoire » pour l’édition de poche, H. 40, 1979, 242 p.

314.

Écrivant l’histoire, au moment même où court la plume, on ne peut pas ne pas réfléchir à la signification de l’acte en lui-même.

315.

Ne serait-ce que les quatre « classiques » enseignés à tout étudiant en histoire. Nous remercions ici notre professeur de philosophie en Khâgne de nous avoir cité pour la première fois un des ouvrages qui parlent le mieux de l’argumentation en histoire, celui d’Hayden White, déjà cité. Antoine Prost rappelle l’essentiel de ce travail : « Hayden White distingue quatre types d’argumentation formelle : formiste, organiciste, mécaniste et contextualiste. L’argumentation formiste insiste sur le caractère unique des différents acteurs et ce qui les différencie [...]. Michelet , comme l’histoire romantique en général, relève de ce type d’argumentation. L’argumentation organiciste est plus synthétique et intégratrice [...] ; l’Histoire devient la consolidation ou la cristallisation d’un ensemble préalablement dispersé. Elle est orientée ainsi vers un but. L’argumentation mécaniste est plus réductrice : les faits manifestent des mécanismes, ils obéissent à des causes, voire des lois. Marx incarne typiquement ce type d’argumentation, mais Hayden White la décèle également chez Tocqueville [...]. L’argumentation contextualiste, enfin, cherche à mettre en relation chaque élément avec tous les autres et à montrer leur interdépendance ; elle est attentive à l’esprit d’une époque ». Douze leçons…, op. cit., p. 258-259.