I – L’exercice de la chronologie : l’option la plus historienne ?

Outre l’avantage d’être familier à l’historien, qui y puise une part non négligeable de la spécificité de son approche des faits par rapport à d’autres sciences sociales, l’exercice de la chronologie est trois fois salutaire. En effet, il oblige celui qui le pratique à un triple travail de rectification 316 . Rectification d’une perspective qui serait pensée avant la confrontation au rythme du temps et qui, trop appuyée, conditionnerait a priori le paysage à découvrir et à dépeindre. Rectification qui s’opère à partir d’une conception des faits dans leurs relations réciproques sur le long terme et non pas comme des isolats éclatés et esseulés. Rectification qui donne aux phénomènes étudiés leur épaisseur historique définitive en les situant dans le temps, en en datant l’apparition, l’apogée et l’éventuel déclin.

En cela, la chronologie n’échappe heureusement pas au travail des « hypothèses subjectives » chères à Max Weber. Seulement celles-ci naissent de la formulation même des faits et non de parti pris intellectuels (de thèse pourrait-on écrire…) élaborés trop en amont.

Envisager d’adopter un « plan chronologique » est pour nous tentant puisque c’est le type de présentation historique qui, organisé selon l’axe du récit, convient le mieux à l’explication des changements. Après avoir appris à connaître la documentation, cette option chronologique pourrait se bâtir autour de deux questions. Le temps de la Libération (1944-1946) est-il bien celui de l’explosion de mémoire, le moment où s’élaborent les conditions d’existence et aussi les formes et les conflits de la (des) mémoire(s) de la Deuxième Guerre mondiale à Grenoble ? Logiquement, la longue période qui suit (1947-1964) est-elle condamnée à la gestion d’un panorama mémoriel de longtemps connu, ça et là marqué de quelques résurgences particulièrement saillantes, ou possède-t-elle une autonomie propre ?

Mais, et même s’il semble que le rythme chronologique brièvement esquissé ici soit relativement juste, s’en remettre totalement à une telle présentation comporte un obstacle, de nombreux risques et au moins une aporie.

Tout d’abord, la documentation, pour riche qu’elle est, n’offre pas systématiquement ces « séries continues » qui font le bonheur de l’historien. Se contenter de vérifier la pertinence de ce découpage chronologique pour l’ensemble des phénomènes que nous étudions n’est donc pas possible. Or, faire de cette vérification l’enjeu unique de notre étude exige quasiment l’exhaustivité, ce que nous ne pouvons pas garantir. La marge d’erreur et le danger de « frustration » sont ici très importants.

Ensuite, le risque de disproportion est flagrant. Il n’est d’ailleurs pas tant gênant en soi (la chronologie requiert d’accorder la place qu’ils méritent aux phénomènes en fonction de leur durée), ni par les contraintes matérielles qu’il suppose (parties déséquilibrées en volume) que par les questions qu’il fait naître à la marge. Pourquoi ne pas poursuivre l’étude jusqu’à nos jours et dilater jusqu’aux abords du troisième millénaire le temps de l’après-guerre ? A l’inverse, pourquoi ne pas la restreindre aux années 1944-1946, si explosives ? Des aspects de notre problématique pourtant essentiels (les « fonctions de la mémoire » et les « lieux de mémoire » par exemple) ne risquent-ils pas soit d’être réduits, à cause de ce choix chronologique, à la portion congrue (simple illustration, pauvres exemples appuyant la validité de ce découpage chronologique global), soit de faire l’objet, pour le dernier notamment, d’une sèche entreprise de comptabilité chronologique ? Et puis ne fait-on pas là preuve d’un hermétisme dommageable, en considérant que les questionnements sociologiques ou philosophiques, voire « urbanistiques », sont des questionnements secondaires, et somme toute inférieurs ?

Enfin, nous l’avons dit plus haut, en histoire, la chronologie fait sens, mais peut-être pas tout le sens. Nous sommes d’accord pour penser que le temps humain est historisable parce qu’il se raconte. Mais « raconter » le rythme binaire de la mémoire grenobloise de la Seconde Guerre mondiale, est-ce répondre aux ambitions de l’histoire culturelle, de l’histoire de la mémoire que nous voulons écrire ? Pour une partie non négligeable, oui. Mais pas pour le tout. Il faut entrer à l’intérieur même de ces rythmes, selon d’autres angles d’approche. Une analyse plus en détail et selon d’autres modalités de cette histoire est-elle alors envisageable ?

Notes
316.

Dans la perspective que définit Paul Ricoeur, notamment in Histoire et vérité, Paris, Le Seuil, collection « Esprit », 1955 (1964 pour l’édition de référence). L’ouvrage d’Olivier Mongin, Paul Ricoeur, Paris, Le Seuil, collection « Essais », 1998, nous a été d’un grand secours (notamment les pages 121 à 156) pour approcher la pensée du philosophe que nous avons pu également questionner rapidement lors du stage-colloque de la MAFPEN de Grenoble, Histoire et mémoire, en janvier 1997 (les actes, déjà cités, sont publiés par le CRDP de Grenoble, dans la collection « Documents. Actes et rapports pour l’éducation », Grenoble, 1998, 99 p.).