II – Thématiser et analyser : la tentation sociologique.

Prendre consciemment le risque de s’émanciper de la fatalité chronologique afin d’initier une autre histoire de la mémoire locale de la Seconde Guerre mondiale présente surtout l’avantage de pouvoir éclater une approche trop linéaire en plusieurs « parties » à la cohérence indiscutable. Reconnaissons-le, les trois axes qui pourraient vertébrer un tel plan évoquent surtout la démarche sociologique dont le but est de présenter les structures et de mesurer leurs cohérences au sein de sociétés données (en l’occurrence, Grenoble et sa région de 1944 à 1964).

Il s’agirait donc de prendre en écharpe « la société » choisie par nous, et, autour de la problématique que nous avons forgée, de l’interroger, de lui poser des questions afin de mettre en évidence ses structures de mémoire(s) pourrait-on dire. La tentation est là celle du mode d’exposé historique qu’on baptise volontiers de tableau et qu’on charge, quand on y a recours, de mettre en lumière ce que les sociologues positivistes appellent, après Durkheim, le Zusammenhang, les liens synchroniques.

Question 1 : Quelle(s) représentation(s) de la guerre pour quelle(s) mémoire(s) ?

En amont de la (des) mémoire(s) grenobloise(s) de la Seconde Guerre mondiale, se situent des représentations qu’on suppose différenciées du conflit. Si l’on veut bien admettre cette hypothèse qu’une mémoire est une représentation du passé qui se dit dans l’espace public, l’enjeu de cette partie serait évidemment d’abord de l’ordre de la typologie. Il serait en effet question de définir les mémoires plurielles qui s’élaborent à partir de l’été de la Libération et, en délimitant leur niveau de compétence (mémoires sociales, politiques, culturelles, etc.), d’affiner la perception d’ensemble du paysage mémoriel grenoblois.

Question 2 : Quelles formes de mémoire(s) ?

Cette deuxième question renvoie également directement au modèle sociologique. En effet, non seulement elle doit de nouveau aboutir à la présentation de typologies des formes de mémoire, mais elle ne peut s’envisager qu’en adoptant un de ces outils privilégiés : la quantification. Le présupposé est que cette obsession du classement permettrait de déboucher sur un tableau structural le plus complet possible des formes des mémoires grenobloises de la Deuxième Guerre mondiale.

Question 3 : Quelles batailles d’images, quels conflits de mémoire(s) ?

Les principaux types de mémoire une fois constitués dans la première partie, il serait ici loisible d’établir les rapports de présence qu’ils entretiennent les uns aux autres. Cette présence est-elle concomitante ? Si oui, se vit-elle dans la sérénité, ou, comme la documentation nous incite à le penser, plutôt dans l’affrontement ? Évaluer quelles sont ces incompatibilités de mémoire, leur différent niveau de virulence et dans quel domaine elles s’expriment (notamment le politique et le culturel), occuperait alors l’essentiel de cette dernière partie de notre étude.

Pour séduisant qu’est ce plan (c’est bien lui que nous désirions d’abord expérimenter), des problèmes aigus surgissent au moment de l’adopter définitivement.

Considérer comme un isolat sociologique l’objet d’étude « mémoires de la Seconde Guerre mondiale à Grenoble de 1944 à 1964 » est doublement périlleux. On se coupe une première fois de l’histoire en se fermant, en aval et surtout en amont de cette double décennie, aux influences du long terme. C’est oublier que le temps n’est pas figé, et pas « figeable », ne serait-ce que l’espace d’une étude sociologique 317 … Cette perte du sens chronologique se reproduit, à l’intérieur même de chacun des trois thèmes exposés plus haut, puisque les typologies qu’on y esquisse ne se soucient pas de leur évolutivité temporelle. La scansion retenue (1944-1964) ne fournit plus qu’un prétexte, voire un alibi, à borner dans le temps, à arrêter, une étude qui de toute façon a sa raison d’être ailleurs que dans la logique temporelle. Or, nous ne voulons pas d’une étude désincarnée. Par nature séparatiste, cette organisation de notre réflexion serait en effet trop étanche au temps pour nous satisfaire totalement. Cloisonnant l’argumentation, elle risque de perdre la tête en perdant le sens chronologique. Et c’est d’ailleurs après l’avoir un temps adopté, que, devant le malaise diffus que nous ressentions (même si la rédaction, elle, progressait !), nous avons finalement compris que consentir à ces sacrifices serait trop coûteux au fondement même de notre engagement disciplinaire. Ce réflexe fut salvateur. D’abord parce qu’il nous permit de nous recentrer sur notre spécificité d’historien. Ensuite, parce qu’en nous empêchant d’opter pour le « tout sociologique », il nous oblige en même temps à une transaction.

Notes
317.

Ainsi de cette erreur que nous avons été près de commettre. Un plan sociologique nous poussait à considérer comme une parenthèse la période 1944-1964 et donc de ne pas jeter le regard en amont. Or, commencer notre étude à l’été 1944, bardé de la certitude que là commence l’histoire de la mémoire, aurait été fatal. Dès avant la fin de la guerre en effet, dès avant la Libération, il y a bien une mémoire de la guerre, comme on le verra. Et ce constat, c’est grâce à la logique historique, qui commande, elle, de regarder « avant », que nous avons pu le faire.