III – Un « plan » élu : les vertus d’une interdisciplinarité distanciée.

Car c’est bien d’une transaction disciplinaire, d’un compromis électif (c’est-à-dire l’exact inverse d’une compromission) entre l’impératif de la chronologie propre à l’histoire et l’analyse thématique et structurale plus chère à la sociologie, que résulte notre plan. Ces deux modes de perception du passé doivent selon nous s’ouvrir l’un à l’autre. Notre objet d’étude, le problème concret et particulier à maints égards auquel nous avons à nous affronter ne peut d’ailleurs s’envisager qu’en croisant les deux approches. Plus et mieux, il nous semble que c’est la seule façon d’être pleinement fidèle à la problématique telle que nous l’avons énoncée plus haut.

Notre ambition est de lier dans le cadre d’une étude générale, qui est aussi une monographie locale, le raisonnement historique (qui envisage d’organiser sa réflexion selon l’axe linéaire du récit causal, de l’enchaînement d’abord chronologique des événements et des phénomènes liés à notre objet d’étude) à la démarche sociologique, à son expertise des cohérences et des structures, à sa préférence pour le « tableau ». Diachronie et synchronie donc…

A ce titre, le « plan » que nous nous apprêtons à « élire », s’il emprunte largement aux deux essais de structuration que nous venons de révoquer – les deux fois à regret – est plus que leur simple synthèse. En effet, il est forcément plus exigeant. Son interdisciplinarité revendiquée commande d’assumer en même temps deux niveaux de rigueur, d’essayer de maîtriser simultanément mais pas obligatoirement dans les mêmes proportions deux champs différents, au lieu de se réfugier derrière les certitudes méthodologiques de l’un ou de l’autre. Nulle question de parité cependant, cela serait par trop artificiel, mais plutôt un enjeu de symbiose et de pondération réciproque. En sachant qu’il faut à notre sens reconnaître des prééminences et des préférences.

La chronologie par exemple, est têtue, qui conditionne seule le découpage, l’économie générale de notre présentation.

Première partie :  La séquence matricielle de la Libération : 1944-1946.

Ces deux ans (et un peu plus…) sont à part, on s’en rend rapidement compte quand on est aux prises avec la documentation. Si cette courte période oriente durablement la mémoire grenobloise de la Deuxième Guerre mondiale, c’est d’abord parce que durant ces quelques mois, se réunissent peu à peu, mais cependant rapidement, et selon des rythmes qui leur sont propres, les quatre conditions nécessaires à son existence, à savoir sa définition sociale, son orientation historique, son organisation technique et les débuts de son instrumentalisation politique.

 Comment l’urgence mémorielle visible à Grenoble dès l’été de la Libération répond à cette question essentielle : que se remémorer ? La mise en place des « cadres sociaux » de la mémoire grenobloise est une codification mémorielle qui passe par l’affirmation d’une identité très particulière nourrie d’originalités locales directement liées à l’histoire de la ville et de sa région pendant la guerre. C’est dans ce cadre d’affirmation mémorielle positive que l’on doit également épurer, évincer, oublier.

 Parce que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est trop riche d’événements, il faut choisir. Dans quel sens tirer sa mémoire afin que la communauté retrouvée en soit fière, et surtout qui peut se charger de cette tâche ? La Résistance évidemment, qui après avoir agi et fait l’histoire, entend se présenter logiquement comme l’instance d’organisation mémorielle principale, continuant d’agir, dans un autre registre, depuis sa capitale mémorielle, Grenoble.

 Mais la Résistance doit composer avec d’autres acteurs de mémoire dont le discours entre en concurrence avec le sien. L’État surtout se positionne face à elle. Son avantage est certain : « l’appareil d’État » l’aide à assurer jusqu’au cœur des Alpes la résonance de son message de mémoire. Les associations d’Anciens Combattants et de Victimes de Guerre, parmi lesquelles celles de la Résistance, font aussi entendre leur voix, ainsi que les partis politiques et les groupes sociaux, qui traditionnellement encadrent la société et façonnent l’opinion. La voix de la Résistance, même amplifiée, même auréolée de cette part de mythe qu’elle cherche à cultiver, parviendra-t-elle à se faire entendre par-dessus cet autre chœur ? Rien n’est moins sûr, comme on le verra.

 D’autant que rapidement les partis politiques vont s’essayer au jeu de la capitalisation, électoralement intéressée, du potentiel d’adhésion que continue encore de posséder l’idée de Résistance. Cette volonté concurrente d’appropriation et d’instrumentalisation du patrimoine mémoriel de la Résistance n’est pas partagée par tous, ou en tous cas pas à la même échelle. Le « parti des soixante quinze mille fusillés » comme les partisans de « l’homme du 18 juin » seront les plus habiles à tirer à eux la mémoire de la Résistance, sûrement parce qu’elle est la première ressource idéologique (et culturelle ?) de leur identité contemporaine, sonnant par là même la fin du mythe de son union.

Deuxième partie : Pratiques, supports et vecteurs de mémoire(s) : la ville comme « espace mémoire » (1944/47-1964).

La mémoire est la manifestation d’un vécu socialement différencié du passé. En cela, on a dit qu’elle est forcément plurielle. Mais pour exister, il est nécessaire qu’elle se donne à voir dans le présent, et de manière privilégiée dans la sphère publique. C’est singulièrement l’espace urbain qui est investi par ses « traces », au point qu’on peut se demander si l’un des modes de structuration – y compris au sens urbanistique du terme – de Grenoble après-guerre n’est pas cette dédicace générale à la mémoire de la guerre et de la Résistance. Cependant, les « traces » qu’à proprement parler l’événement laisse derrière lui, ne sont pas qu’illustration. Des décalages dans le temps, parfois d’extraordinaires distorsions chronologiques, distancient souvent la mémoire (presque immédiatement contemporaine de l’événement) de sa marque, de la preuve de sa reconnaissance publique. C’est d’autant plus sensible que chaque trace de mémoire obéit à une logique et à un rythme propre à son type, à son genre. Il est alors impératif de les considérer dans leur cohérence interne, en renversant la perspective et en se demandant si l’évolution de chacun de ces types valide notre chronologie fondamentale plutôt qu’en les considérant comme des confirmations matérielles de cette chronologie.

 Première et plus pratiquée mais aussi plus fugace et donc plus difficile à saisir de ces « traces » de mémoire : la commémoration. Là plus qu’ailleurs, la dimension plurielle est de rigueur. Nous aurons en effet l’occasion d’étudier dans toute leur diversité les cérémonies commémoratives dont le sens peut sembler inépuisable tant elles sont riches et multiples. Leur étude, en recoupant de nombreux domaines, nous permettra d’approcher de très près la réalité sociale des mémoires grenobloises de la Deuxième Guerre mondiale entre 1944 et 1964.

La toponymie urbaine grenobloise dessine une géographie mémorielle de la Seconde Guerre mondiale riche et variée, que trois temps forts ossifient. Des typologies croisées nous permettront de mieux comprendre les logiques qui président au choix raisonné des « dénominations de voies publiques » et de faire justice de cette question : sont-ils de simples indicateurs de la qualité et de l’orientation d’une mémoire urbaine qui se structure surtout ailleurs, ou participent-ils pleinement, c’est-à-dire à la première place, de cette structuration ?

Dans la pierre et sur les murs repose, gît souvent, une complexe mémoire monumentale et sculpturale. La recension de ces plaques, de ces stèles et de ces monuments commémoratifs s’impose. Il faut alors savoir compter et être suffisamment patient pour le faire. On doit aussi se lancer dans une interprétation à vocation sémiotique, car si le monument s’écrit, s’il obéit à une grammaire propre, il faut savoir décrypter les styles et les formes, les paroles et les discours, en repérer les fluctuations et, pourquoi pas, discerner les plus « beaux » d’entre eux.

 Parmi d’autres « pratiques, supports et vecteurs » de mémoire potentiellement intéressants, il en est un qui nous paraît particulièrement utile d’interroger. Le musée de la Résistance (et de la Déportation) de Grenoble est l’un des plus anciens de France. Sa participation à l’élaboration de la mémoire grenobloise de la guerre, si elle est déjà suffisamment ancienne pour être qualifiée d’historique, est cependant plus tardive que d’autres puisqu’il n’ouvre ses portes qu’en 1966. Cette particularité, mais aussi l’originalité du support (un endroit clos, en ville) et les présupposés tant idéologiques que muséographiques qui ont décidé de la vision de l’histoire locale de la guerre qu’il présentait jusqu’à récemment, méritaient qu’on s’intéresse à lui.

Troisième partie : La mémoire de la Deuxième Guerre mondiale à Grenoble : un enjeu politique et culturel ? (1947-1964).

Nous retrouvons là une interrogation importante, qui peut-être plus que les deux précédentes, renvoie à la notion d’enjeu de mémoire. Qu’est-ce qui est « en jeu » et dans quels domaines,autour de cette mémoire ? Après la période de la mise en place de la (des) mémoire(s) du conflit, la question est à présent celle de leurs rapports et de leur interaction. Cette question n’est pas tranchée pour la situation grenobloise et même si de nombreuses études de qualité permettent de dégager une tendance nationale lourde à l’affrontement mémoriel, il convient d’envisager ici d’abord les spécificités locales. Que le « modèle grenoblois » infirme ou confirme en s’y coulant cette orientation générale, l’étude de quatre « blocs de mémoire » va nous permettre de le vérifier. Là également, leur rythme propre nécessite parfois de les considérer comme des ensembles, des isolats peut-être, à la chronologie quasiment indépendante.

 Est-ce que la mémoire de la Résistance à Grenoble donne lieu à des batailles pour son monopole ? Les tentations et tentatives d’appropriation et d’instrumentalisation politique déjà sensibles entre 1944 et 1946 sont-elles, dans le contexte grenoblois de la « guerre froide », encore plus manifestes, au point éventuellement de déboucher sur d’irréductibles fractures mémorielles ? Et si oui, qu’est-ce qui motive leurs résurgences et leurs rejeux sur le temps long ?

Le Vercors est un cas à part, pour de nombreuses raisons d’abord historiques. N’est-il pas également un cas de mémoire ? N’est-ce pas une « île en pleine terre » 318 mémorielle, un isolat qu’on peut observer à loisir parce qu’il semble synthétique, à sa vaste échelle, de tous les enjeux de mémoires (politiques, identitaires et culturels, mais aussi géographiques) liés à la période que nous étudions ? Lui, en tous cas, est un « bloc de mémoire », et national qui plus est. C’est dire qu’il ne peut pas laisser indifférent Grenoble et sa région et qu’une des nombreuses questions qui s’y rapportent est celle de l’ombre qu’il peut porter à la « capitale de la Résistance ».

 Une interrogation continue de nous tarauder l’esprit, qu’il faut savoir objectiver si l’on veut l’aborder en historien 319  : où se situe la mémoire juive à Grenoble entre 1944 et 1964, quelque part entre l’urgence de revivre et l’affirmation difficile d’une spécificité radicale ? Obsession qui relève d’un autre registre que celui de la seule discipline historique parce qu’elle touche au fondement de l’âme humaine, la question de la mémoire juive, notamment de la mémoire de la Shoah, est d’une portée universelle. Est-ce que le rythme de son émergence et de sa structuration à Grenoble est particulier ?

Face à la mémoire de la Résistance, celle du Vercors , la mémoire juive, s’en dressent-il d’autres, inverses ?

A Grenoble n’agirent pas que les résistants pendant la guerre. Certains les combattirent, servant consciemment Pétain et les idéaux de la Révolution nationale et aussi l’occupant allemand. Cette question est donc légitime : une « mémoire empoisonnée 320  » existe-t-elle à Grenoble après guerre ? Ceux qui n’eurent pas de raison de se réjouir de la Libération se souviennent-ils ensemble de ces années et de leurs engagements ? Et si l’on répond par l’affirmative, cette « mémoire noire » est-elle parcourue de courants contradictoires ou est-elle au contraire unie ? Est-elle honteuse ou s’assume-t-elle au point de s’afficher ? Est-elle aigrie ou revendicative, passéiste ou engagée dans le présent, notamment politiquement ? Il faudra – et ce ne sera pas le plus facile – le déterminer.

D’autres encore ne firent guère de choix, ballottés par les événements. Se souviennent-ils, eux, de leur non-choix et font-ils parfois des « confusions de mémoire » ?

Ces mémoires-là, si elles sont privées de réceptivité sociale, de reconnaissance publique, ne seraient-elles pas finalement des « malmémoires » ?

L’historien de la mémoire comme tous ses confrères met en forme l’intrigue qui guidera sa présentation à partir de présupposés, de préalables, de thèses. Une de ses priorités est l’imagination ; une part de son travail, d’imaginer des questions. Ramassées en une problématique qui lui tient lieu de viatique, ces questions, pour une part préconstruites (mais qu’on doit du mieux qu’on peut expliciter), doivent impérativement trouver leurs réponses, qu’il faut en outre situer à la place hiérarchique qui leur revient (en conclusion de chapitre, en fin de partie, etc.), pour culminer dans la conclusion générale. Cela induit logiquement que la présentation formelle, le « plan », résulte lui aussi d’un choix arbitraire qui fait déjà sens et que doit d’emblée illustrer la table des matières, surtout que le modèle explicatif général que nous adoptons requiert de mettre en proximité plusieurs sciences sociales et donc de savoir doser entre leurs exigences et leurs habitudes propres. Cette table des matières, ce fameux « squelette » par la lecture duquel les historiens ont justement l’excellente manie de commencer quand ils découvrent un ouvrage, il s’agit à présent de l’habiller. Ou plutôt, et au sens premier du mot, de le faire s’incarner.

Notes
318.

Pour reprendre l’expression de Pierre Dalloz, un des « inventeurs » du Vercors.

319.

On lira plus avant dans notre étude les impératifs méthodologiques et déontologiques propres à la rédaction de cette partie.

320.

Cette expression est celle qu’emploie Robert Frank pour intituler l’important article qu’il consacre aux mouvements de la mémoire nationale de la Deuxième Guerre mondiale ; « La mémoire empoisonnée », in La France des années noires, sous la direction de Jean-Pierre Azéma et François Bédarida, t. 2, De l’Occupation à la Libération, Paris, Le Seuil, 1993, p. 483-514.