A – De l’auto-libération à la reconnaissance gaulliste : une séquence chronologique primordiale (22 août-5 novembre 1944).

Ce qui frappe avant toute chose l’attention, c’est la précocité du « travail de mémoire » ainsi engagé. On s’attelle à cette tâche alors que le canon résonne encore alentour, comme si rien n’était plus urgent que d’assurer ces fondations mémorielles au sein d’un imaginaire local alors en pleine ébullition, tiraillé qu’il est entre l’ancien système de représentations symboliques, depuis quelques heures caduc et celui qui se met alors en place ; Grenoble, abasourdi, assiste à la transformation quasi simultanée de l’événement en « objet de mémoire ».

La Libération accélère en quelque sorte le temps. Elle est cette courte séquence chronologique qui permet tout à la fois d’évacuer Vichy et de renouer avec une « mémoire de vainqueur ». Pour Grenoble, elle s’étend sur un peu moins de trois mois. En amont, se situe évidemment l’événement fondateur de la Libération, condition sine qua non mise au déclenchement immédiat de l’œuvre de construction de ce nouvel édifice mémoriel. Lui répond en aval la visite que fait à la ville le général de Gaulle, le 5 novembre 1944, dont la population attend qu’elle soit une espèce de « cérémonie de la confirmation » de son identité résistante. Entre ces deux extrémités (trois mois, cela ménage peu de temps), une entreprise d’envergure s’initie, qui consiste à vouer Grenoble à la Résistance, c’est-à-dire à élaborer d’elle l’image d’une ville et d’une population entièrement investies (aux exceptions collaborationnistes près, utiles cependant parce qu’elles servent d’exemples repoussoirs comme nous le verrons) dans le combat résistant, dont on veut qu’elle s’installe durablement dans les représentations locales – et extra locales – de la guerre.

C’est ainsi que toutes les tendances politiques de la Résistance locale, pour l’instant encore unies, semblent s’accorder pour mener ensemble une vaste opération de mise en avant du particularisme grenoblois en matière de combat clandestin. Celle-ci s’articule autour de trois pôles principaux qui s’imbriquent eux-mêmes l’un dans l’autre, au sein d’une construction savante, pour finir par culminer dans le dernier élément : l’auto-libération, intervenue grâce à l’action des seuls résistants ; l’atavique courage et hérédité dans l’héroïsme des militaires grenoblois ; l’immense œuvre de la Résistance, considérée comme une entité supérieure, à la fois gage incontestable de la qualité de la population grenobloise et garantie d’une future vie politique régénérée.