B – Particularismes et originalités grenoblois : affiner et affirmer une identité.

1 – Grenoble déjà,... « libéré par son peuple ».

Militairement, c’est vrai que la situation de Grenoble est doublement à part. Tous les Grenoblois savent et disent donc à l’automne 1944 que si Grenoble a certes été occupé, la ville n’a du moins pas été défaite au plan militaire par l’occupant 322 .

A l’autre extrémité chronologique du conflit en revanche, la façon dont se déroule la Libération de la ville est essentielle, tout d’abord pour comprendre l’état d’esprit de l’opinion publique en ces jours si particuliers et, à plus long terme, pour observer le processus de constitution de la mémoire grenobloise du conflit.

Ainsi, un an jour pour jour après cet événement important entre tous, c’est-à-dire pour les premières fêtes de la Libération, la première page du Travailleur Alpin, le journal quotidien communiste, rappellera significativement que ‘ « [...] le 22 août 1944, sous le soleil de la victoire, Grenoble, capitale de la Résistance, acclamait ses libérateurs » ’, clairement assimilés ici aux FFI et non aux troupes alliées. A la même date, pour Les Allobroges (dont la direction est partagée par le Front National et le MLN jusqu’en 1945, avant qu’il ne bascule dans l’orbite communiste), c’est ‘ « chassés par les F.F.I. [que] les teutons fuyaient Grenoble [...]. Grenoble secouait le joug allemand, la Résistance délogeait les suppôts de Vichy ’ ‘  ».

Mais les articles de la presse quotidienne sont tout aussi nombreux à évoquer l’auto-libération de Grenoble dès la fin du mois d’août 1944, devançant même, sur le mode mineur parce que provincial le discours fondateur que fera le général de Gaulle quelques jours plus tard depuis les salons de l’hôtel de Ville de Paris 323 .

Car c’est bien là que réside le fait qui apparaît quasiment comme le plus important de toute la guerre : Grenoble s’est libéré seul . Fin août 1944, dans les comptes rendus des journées des 20, 21 et 22, on évoque bien sûr l’arrivée des troupes américano-canadiennes par le sud. Mais, à chaque fois, c’est pour s’empresser de préciser que les GI’s qui empruntent – ô combien symboliquement – la Route Napoléon, trouvent devant eux des villages déjà libérés : ‘ « La septième armée américaine, franchissant les cols préalpins que lui avait ouverts le maquis, débouchait du Trièves ’ ‘ 324 ’ ‘ . » ’ Ce sont donc les FFI qui assurent tout le travail de libération de la région, les Américains se contentant de s’engouffrer dans la voie ainsi ouverte : ‘ « Le jour même où de prudentes radios d’outre-Manche nous annonçaient l’entrée des Américains à Castellane ’ ‘ , nos valeureux petits gars des Forces Françaises de l’Intérieur [...] descendaient de leurs montagnes et forçaient le Boche dans ses tanières, permettant une libération rapide et sans dommage de la capitale des Alpes ’ ‘ 325 ’ ‘ . »

Cette situation de prééminence, cette manière de priorité française dans l’acquisition de la Libération, est explicitement revendiquée en première page des Allobroges dès le 23 août 1944. Reproduisant des extraits de la presse anglo-saxonne, qui couvre d’éloges les FFI, Les Allobroges n’omet surtout pas de citer le Times – référence flatteuse ... – dans lequel on lisait quelques jours auparavant : ‘ « Il est normal que la dernière phase de la victoire soit confiée largement aux Français eux-mêmes. La liberté est un magnifique cadeau mais elle a plus de prix pour un peuple qui l’acquiert de lui-même. Les Français reprennent une place à laquelle ils ont droit, place à laquelle personne d’autre ne peut prétendre ’ ‘ 326 ’ ‘ . »

Dans le même esprit, et le même jour, le chef départemental des FFI, Alain Le Ray 327 , communique : ‘ « Les Alliés approchent. Leurs avant-gardes sont aux lisières du département. Certains éléments déjà agissent sur notre territoire. Malgré la faiblesse de notre armement et de nos effectifs, nous prouverons que la France entend se libérer elle-même ’ ‘ 328 ’ ‘ . »

La déclaration d’intention est donc claire, précise et assénée avec tant de conviction qu’elle parvient rapidement à s’inscrire au cœur de la perception grenobloise de l’épisode. De multiples interviews de soldats américains sont d’ailleurs publiés dans les jours qui suivent, qui viennent ponctuer de façon un brin anecdotique, mais toujours en les confirmant, les discours officiels. A chaque fois, les Sammies 329 rendent hommage au travail des FFI. C’est tout d’abord Harold, au lendemain de la libération, qui déclare à la rédaction des Allobroges : « Ah ! Les F.F.I., quel beau travail ils ont fait... » ; puis c’est Bill, lieutenant d’un détachement blindé, qui répond aux questions des Grenoblois en stipulant scrupuleusement que, si son détachement n’a subi aucune perte, ‘ « [...] c’est parce qu’il n’a pas vu un Allemand depuis son débarquement à Fréjus ’ ‘ . Mais c’est beaucoup grâce à vos Forces Françaises de l’Intérieur. Sans elles, nous ne serions pas là ».

Cette mise en exergue de l’action libératrice des FFI constitue, à très court terme, la première assise de la mémoire grenobloise. Elle permet à la communauté urbaine de prouver que les maquis et les groupes locaux de la Résistance sont en quelque sorte le prolongement armé d’une volonté de résistance, qui, telle que présentée par la presse à partir d’août 1944, aurait été unanime.

Le message délivré à l’ensemble des Grenoblois est alors simple à saisir : ce sont les FFI qui, en libérant Grenoble, lui ont permis de renouer non seulement avec la liberté, mais aussi avec l’honneur.

Notes
322.

Et surtout la ville s’est libérée seule en 1944. Les Grenoblois sont en effet très fiers de leur mémoire militaire, et notamment de leurs Diables Bleus, ces Chasseurs Alpins qui ont remporté la victoire de Narvik...

Pour ce qui est de cet épisode, même s’il est d’importance, son traitement par la presse est assez périphérique fin 1944. Cela se comprend relativement facilement puisque, en 1944-1945, il commence déjà à dater. A partir du 22 août, les Grenoblois sont en effet submergés par une actualité qui se fait chaque jour un peu plus dense. De même est-ce très ponctuellement et assez tardivement, c’est-à-dire au cours des cérémonies commémoratives des journées de Voreppeen août 1945, que l’épisode de la défense de Grenoble en 1940 sera évoqué pour lui-même.

323.

« Paris  ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais Paris libéré ! libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle [...]. »

324.

Les Allobroges, 22 août 1945.

325.

Ibidem.

326.

La presse grenobloise se plaît à citer les extraits de la presse étrangère qui exaltent les vertus françaises. Cette « revue de presse de la fierté » se rencontre, fin 1944, presque tous les jours.

327.

Le général Alain Le Ray, à l’époque chef départemental des FFI, nous disait qu’il faut se garder de l’extrémisme militant des journaux à propos des prétendus « combats titanesques » pour la Libération de Grenoble. Réponse manuscrite du 8 avril 1991, suivie d’entretiens nombreux.

328.

C’est nous qui soulignons.

329.

Surnom des soldats américains, par référence bien entendu au tutélaire Oncle Sam.