3 – La Résistance, ses héros et ses martyrs.

Dans l’absolu, on pourrait a priori penser que ceux qui prennent en charge la mise en place de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale doivent savoir opérer un tri subjectif parmi les événements survenus pendant quatre ans, et ne prendre en considération que ce qui peut alimenter, auprès de l’opinion publique, une vision positive de la guerre.

On reste cependant surpris par la capacité de la mémoire, alors en pleine élaboration, à tout intégrer. A la question essentielle de savoir ce qui peut être mémorable, on répond sans réelle volonté d’exclusion. Depuis l’action héroïque jusqu’au marché noir, en passant par les vexations les plus quotidiennes infligées par l’occupant, tout devient à la Libération un « objet de mémoire ».

La différence principale entre ces divers événements réside dans la façon dont s’expriment leurs souvenirs. On peut certes tout se rappeler mais pas de la même manière, et surtout pas dans le même but. Au niveau de la conscience collective locale, toutes les fractures de la Deuxième Guerre mondiale ne connaîtront donc pas les mêmes destinées. Certains faits, quelques événements particuliers sont ainsi à la fois mémorables et commémorables parce que c’est l’honneur de la population qu’ils mettent en jeu. D’autres événements en revanche, en étant plus diffusément mémorables, ne pourront s’inscrire dans une pratique sociale définie, soit qu’ils sont trop anodins, soit qu’ils ne sont pas assez glorieux. Il s’agit de tous ces épisodes de la vie quotidienne qui, parce qu’ils ont été douloureusement ressentis pendant l’Occupation, prennent une importance accrue à la Libération. Cependant eux aussi participent à l’élaboration de la mémoire de l’événement. Le problème est donc bien de savoir comment faire accéder ces « mauvais souvenirs » – vexations, privations, etc. – au rang privilégié de véritable mémoire (cf. supra, nos pages sur ce problème dans la présentation de nos sources). La commémoration est une pratique sociale trop typée, trop cérémonieuse pour pouvoir intégrer de tels souvenirs, si communs. Les privations par exemple seront donc mémorables, mais ne pourront être commémorables. D’ailleurs, ne possédant pas de valeur pédagogique comme le souvenir des héros et des martyrs, celui des souffrances au quotidien demeure en fait assez faible. Peut-être d’ailleurs s’agit-il plus, en la matière, d’oublier que de se souvenir 361 ... Malgré tout, on sut parfois imaginer des manières originales d’envisager ce souvenir de la « guerre au quotidien », comme quand Grenoble brûla publiquement, le 2 novembre 1945, la détestée carte de pain, symbole de toutes les privations endurées pendant cinq ans...

Enfin, autre catégorie d’ « événements », la torture, la Collaboration, le marché noir imprègnent très fortement, en 1944-1945, la première mouture de la mémoire grenobloise. Il faudra trouver à ce souvenir pénible et souvent haineux un exutoire qui soit aussi un lieu d’expression : ce sont pour l’essentiel les divers procès qui se déroulent à la Libération qui, mettant en accusation des personnalités emblématiques de la Collaboration, tiennent ce rôle.

L’essentiel tout juste acquis, c’est-à-dire une fois que la ville est enfin libérée, la Résistance se met immédiatement en scène. Elle tient elle-même à organiser sa propre « mythification », sans perdre de temps et en offrant aux Grenoblois la possibilité de renouer avec une mémoire de vainqueur.

Les déclarations multiples et successives du Chef départemental des FFI, du Comité Départemental de Libération Nationale de l’Isère, du Comité de Libération de Grenoble, de la presse, évoquent toutes la dette immense contractée envers la Résistance. Cette totale unité de conception mais aussi de temps, cette unicité dans le discours, contribuent à donner de la Résistance l’image d’une vaste et indissoluble fraternité. Lieu d’unité, la Résistance en sera également le gage. C’est en son nom, par le recours à sa Sainte Mémoire que, tout au long de la fin de l’année 1944, on prêche l’Union politique, pour empêcher le retour aux errements d’avant-guerre. La Résistance devient ainsi aux yeux des Grenoblois une espèce d’entité un peu magique, aux contours qui restent cependant assez mal définis, qui se présente à la fois comme un phénomène historique incontournable et comme la caution « légitimatrice » d’une ère nouvelle, inaugurée par la Libération. La logique et la reconnaissance commandent donc de fêter comme ils le méritent les héros de cette gigantesque lutte.

Et des héros, Grenoble en possède plus qu’elle ne le pense, tant il est vrai que les combats que mena la Résistance firent dans la région de nombreuses victimes. Une terminologie particulière s’imposa alors rapidement pour désigner ceux que les circulaires officielles dénommaient un peu pauvrement les MPLF (Morts Pour La France) 362 . La presse locale préfère elle parler immédiatement de Héros et de Martyrs, deux catégories de combattants jugés particulièrement représentatifs de l’esprit de la Résistance.

Le premier terme n’exclut d’ailleurs pas radicalement le second, mais il n’en est pas pour autant synonyme. Le héros ne peut en effet accéder à la dimension sacrée du martyr qu’à la condition expresse d’être mort sous les coups de l’ennemi. D’ailleurs, dans la plupart des cas, c’est après avoir succombé dans des conditions particulièrement atroces, après avoir été torturé par les Allemands par exemple, que, de héros, le combattant devient martyr.

Cependant, d’un autre côté, la presse semble hésiter et même parfois préférer les héros morts aux héros vivants. La possibilité d’établir une mémoire de la guerre qui puisse être positive semble nécessiter de porter plutôt l’accent sur les victimes que sur les survivants, de façon à montrer l’ampleur des sacrifices consentis pour chasser l’occupant du territoire national. Toujours est-il que l’essentiel pour l’opinion publique réside dans ce fait précis que Grenoble est à la fois une ville du courage et une ville martyre. Et cela même si, à l’époque et dans ces circonstances, une certaine surenchère journalistique dans l’emphase était la règle. A un point tel que, s’ils ne furent jamais à proprement parler galvaudés, les termes de héros et de martyrs devinrent vite habituels, sorte de « lieux communs » qu’on chargeait de faire immédiatement image dans l’inconscient collectif local 363 .

Notes
361.

« Car la mémoire nous représente non pas ce que nous choisissons, mais ce qui lui plaist. Voire il n’est rien qui imprime si vivement quelque chose en nostre souvenance que le désir de l’oublier » écrivait Montaigne (Essais, III, 12).

362.

Ce n’est évidemment que sur le plan symbolique que nous qualifions cette dénomination de « pauvre », car sur un plan strictement administratif, sa précision est en revanche réelle, comme nous le constaterons plus avant dans notre étude (voir infra, « La Pierre et les murs »).

363.

C’est d’ailleurs une question importante de savoir si, à force de les lire jour après jour et à longueur de colonnes, ces deux termes ne finissent pas par perdre de leur charge émotive et de leur puissance d’évocation.