A – Épurer : les procès de la Collaboration à la Libération.

Serge Klarsfelddisait à propos du jugement de René Bousquet – qui n’eut, on le sait, pas lieu, et pour cause – que ‘ « le procès sera le lieu où se rencontreront la mémoire et l’histoire ’ ‘ 384 ’ ‘  ».

On pourrait penser qu’à très grands traits, il en fut de même, dès la Libération, à Grenoble. Certes, beaucoup regretteront rapidement, nous allons le constater, que l’Épuration ne soit pas menée plus sévèrement. Mais quelques grands procès fournirent l’occasion de mettre en scène, symboliquement, grâce notamment à la forte représentativité de la personne accusée, des souvenirs prépondérants parce que précisément très douloureux pour la population.

Ces souvenirs n’auraient guère eu la possibilité d’accéder à une quelconque autre manifestation sociale publique si les cours de justice ne leur avaient pas ouvert un lieu d’expression. D’une manière claire, en 1944, et plus encore en 1945 et 1946, les grands procès sont un « lieu de mémoire vivante » au cours desquels les deux principaux adversaires de la guerre continuent de s’affronter, non plus dans le maquis, mais sur le terrain de la justice et de la mémoire, c’est-à-dire finalement de la postérité que conservera la Collaboration dans les représentations grenobloises de la guerre. Leur déroulement et la façon dont ils sont perçus nous permettent alors d’observer le principal processus de fabrication de ce que l’on pourrait appeler le « côté obscur » de la mémoire de la communauté grenobloise.

C’est en conférant à certains noms un statut de valeur repoussoir que Grenoble réussit à exorciser ses propres démons, à s’exprimer sur des phénomènes qu’on ne peut oublier et à se démarquer justement par rapport à ses propres traîtres. Cette mémoire du prétoire remplit le rôle d’un exorcisme à l’échelle de l’ensemble de la communauté. A travers le passage en jugement d’Esclache 385 , de la « femme Darré-Touche » comme la désignait la presse de l’époque 386 , et surtout de Mireille Provence sur qui nous avons choisi de nous attarder, c’est symboliquement la Collaboration comprise dans ses dimensions successives de la Torture, du marché noir et du « vice » que l’on veut stigmatiser.

Le cas de Mireille Provence nous enseigne que, pour être valable, c’est-à-dire pour posséder une réelle valeur démonstrative, les procès doivent obligatoirement s’achever par la condamnation à mort et l’exécution effective de l’accusé. La fonction conjuratoire du procès avorte en effet si le jugement ne débouche pas sur une condamnation claire et nette. C’est elle seule qui, quand elle intervient, permet d’espérer un oubli progressif des douleurs de la guerre puisque le souvenir de phénomènes aussi sensibles que la Collaboration ne peut être apaisé que par une prise de position sans ambiguïté. Un jugement clément risque au contraire de renverser dangereusement les données du problème : la « mémoire sombre » gagne en légitimité, frôlant même la réhabilitation, si l’oubli est imposé arbitrairement. Les procès sont donc une arme à double tranchant ; s’ils ne fonctionnent pas dans le sens de la ‘ « sainte vengeance ’ ‘ 387 ’ ‘  » ’, ils peuvent alors facilement, par une espèce d’effet « boomerang », blesser en la spoliant la mémoire des victimes et déboucher même sur une amnésie de fait du groupe des « Collabos ».

Mireille Provence, c’est pour la région grenobloise et plus particulièrement pour le Vercors contre la population duquel elle exerça plus particulièrement sa haine, le symbole de la Collaboration la plus basse. Elle n’agissait ni par sympathie idéologique pour Vichy ou les Hitlériens, ni par intérêt économique ; sa « collaboration » était de l’espèce la plus vile : « elle aimait ça », nous disait Gustave Estadès. En 1945, pour les Grenoblois, il ne fait aucun doute qu’elle sera condamnée à mort.

Il n’en fut cependant rien. Le numéro des Allobroges du 26 février 1946 exprime le sentiment d’indignation qui étreint toute la communauté grenobloise quand il écrit que ‘ « dans le dossier sur lequel l’espionne a été jugé, il y a déjà trop de sang pour qu’on ait pu en conscience la gracier. Il est impossible que ce dossier soit le même que celui sur lequel Mireille Provence ’ ‘ ’ ‘ a été graciée. Nous écrivons donc en toute sincérité que ce dossier n’a pas été vu par le Général de Gaulle ’ ‘ ’ ‘ ou qu’il lui a été présenté expurgé. Par qui ? ’ ‘ 388 ’ ‘  »

La mémoire grenobloise achoppe donc très gravement sur le cas de Provence. Et en l’espèce, c’est très clairement la volonté politique d’oubli impulsée depuis Paris par le général de Gaulle et qui, empêchant la justice de fonctionner comme le lieu où non seulement s’exprimerait mais surtout s’exorciserait la mémoire sombre de la France des années 1940, est mise en cause 389 .

Certes, la tenue de tels procès remplit quand même une fonction sociale essentielle, en permettant de désigner à la communauté grenobloise ceux qu’elle peut à bon droit, légitimement, haïr. Esclache, Provence, servent alors de repoussoir à Grenoble, tout autant que Pétainet Hitler, que Vichy et Berlin. C’est par rapport à eux, c’est-à-dire contre eux, que la communauté se remet à exister.

Néanmoins, un grave problème continue malgré tout de se poser, apparemment insoluble. En effet, même quand la sentence rendue est radicale et une fois qu’est assouvi le besoin de justice, la mémoire de cette justice ne peut, elle, en revanche pas exister. Il est en effet impossible de commémorer un procès et a fortiori une condamnation à mort. Esclache, par exemple, est tout simplement rayé de la mémoire grenobloise officielle, même si son exécution ne peut empêcher son souvenir de survivre, d’une façon douloureuse, dans la mémoire traumatisée, mais privée, de ses victimes. Évidemment, la plaie ouverte dans la mémoire de ces mêmes victimes est encore plus vive quand la justice se refuse à punir ceux qui les ont fait souffrir, à un titre ou à un autre. Évoquant avec nous les procès de Barbie, Papon, Touvier et Bousquet, mais aussi celui plus lointain et plus local de Mireille Provence, Simone Lagrange, présidente pour l’Isère de l’Amicale des Déportés d’Auschwitz et des camps de Haute-Silésie, qui participa au procès Barbie comme témoin principal 390 , nous disait significativement que la non condamnation de ces collaborateurs pouvait entraîner deux effets pervers. Raviver tout d’abord une mémoire douloureuse de l’événement et trahir ensuite cette même mémoire en ne la prenant pas en compte juridiquement.

En pleine phase d’élaboration en cette fin d’année 1944, la mémoire locale de la guerre n’offre certainement pas l’aspect d’un phénomène social fini. Mouvante et en perpétuelle fabrication, son processus de structuration laisse cependant apercevoir quelles sont les principales étapes de sa maturation.

Notes
384.

Sur l’antenne de France-Inter, en 1991. On connaît les préventions qu’Henry Rousso et beaucoup d’autres ont formalisées récemment sur le couple Histoire/Justice (voir La hantise du passé. Entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, collection « Conversations pour demain », 1998) ; il serait franchement anachronique de considérer que ces critiques sont valides pour la période de la Libération.

385.

Esclache était un ancien officier de l’armée de l’air, devenu Waffen SS, responsable des Jeunes de l’Europe Nouvelle pour Grenoble et la région, fusillé à la Libération. Sur la Collaboration dans l’Isère, on doit consulter, de Michel Chanal, « La milice française dans l’Isère (février 1943-août 1944) », in Revue d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale , n° 127, 1982, p. 1-42.

386.

Il s’agit de Claire Darré-Touche, propriétaire de l’entreprise des Biscuits Brun. Elle est accusée de collaboration économique et son hôtel particulier est mis sous séquestre. Sur ce pilier de la collaboration grenobloise, qui parvint cependant à échapper à la justice, on peut consulter, de J.-Y. Yvenat et J.-M. Cascales, Le Comité de gestion des entreprises Brun. 1944-1947, mémoire de fin d’études, Institut d’Études Politiques de Grenoble, 1974, sous la direction de Pierre Broué et Bernard Machu.

387.

Cette expression est reprise maintes fois par la presse de l’époque.

388.

C’est le général de Gaulle qui a gracié Mireille Provence.

389.

Les Pionniers du Vercors, notamment, redoublent d’effort ; voir ADI, 2696 W 18, « Association de résistance », pochette 3, « Amicale des Pionniers Combattants volontaires du Vercors ».

390.

Lire Simone Lagrange, Coupable d’être née : adolescente à Auschwitz, préface d’Elie Wiesel et postface de Bertrand Poirot-Delpech, Paris, L’Harmattan, 1997, 202 p. Nous avons eue de très nombreuses entrevues avec Simone Lagrange ; cf. infra, nos parties consacrées à la mémoire juive.