1 – Une mémoire traumatisée : la découverte des charniers du Polygone.

Une de ces étapes se situe à notre avis les 26 et 27 août 1944. En effet, dans l’euphorie de la Libération, la découverte traumatisante des charniers du Polygone, que nous avons déjà évoqués, offre la première occasion de manifester visiblement l’existence d’une mémoire grenobloise véritablement spécifique parce que renvoyant à une expérience locale particulièrement terrible de la guerre.

Pourtant, dès le 23 août, c’est-à-dire dès le lendemain de la Libération effective de la ville, le premier soin des nouvelles autorités, des journaux et dans une moindre mesure, de la population, avait été d’annoncer leur intention de manifester leur commune reconnaissance aux martyrs grenoblois, notamment à travers l’hommage rendu aux vingt patriotes fusillés du cours Berriat.

Surtout, la mémoire était mobilisée pour insuffler encore un peu plus de vigueur aux combattants. Ainsi, le temps de l’Action et celui du Souvenir ne se font-ils pas réelle concurrence, puisque le premier accapare le second et que la commémoration est incluse dans la sphère de l’Action, au point d’en devenir un des rouages. En ce sens d’ailleurs, elle ne pose pas encore de problèmes de confrontation politique ou idéologique, puisque le but suprême – l’écrasement du nazisme – reste encore à atteindre et qu’il mobilise la totalité des énergies en ne tolérant pas de divisions.

Cette phrase par exemple, extraite de la déclaration que le Comité Départemental de Libération adresse le 23 août à Grenoble et reproduite par toute la presse, est à ce propos significative : ‘ « Dans la joie d’une liberté retrouvée, ne perdons pas le souvenir de nos morts et de nos martyrs : pensons à la France en sang et en ruine et travaillons. » ’ La suite de l’appel du CDL 391 est tout aussi clair qui incite tout le monde à transcender sa douleur, non pas dans le souvenir passif ou dans la commémoration inutile, mais dans l’action, dans la poursuite de la guerre et déjà dans le défi de la Reconstruction, menés au nom de la mémoire des morts. Tout juste les quelques cérémonies qui vont alors se dérouler permettent-elles de marquer une pause pour rendre hommage à ceux qui le méritent.

La première mémoire officielle ne semble donc pas devoir causer de problèmes de gestion ou d’organisation. Le 24 août, les deux journaux grenoblois peuvent ainsi annoncer que ‘ « le conseil municipal décide de se rendre demain au monument aux morts, au terrain des fusillés, cours Berriat ’ ‘ , ainsi qu’au monument des Diables Bleus, où des gerbes seront déposées en hommage aux héros de la Résistance glorieusement tombés pour leur pays ».

La mémoire qui se met en place promet donc d’être une mémoire classique, honorant, selon un schéma connu depuis la fin de la Première Guerre mondiale, le souvenir des morts tombés pour la juste cause.

La macabre découverte du 26 août 1944 résonne alors comme un véritable coup de tonnerre et sa soudaineté ébranle la tranquillité et l’assurance dont la communauté grenobloise faisait jusque-là preuve, en brisant la sérénité manifestée dans les tout premiers jours qui suivent la Libération. Il apparaît ainsi très vite qu’un tel événement ne pourra pas rapidement être intégré 392 .

Ensuite, c’est l’atrocité de cette découverte qui déroute principalement l’opinion publique grenobloise. Toute la communauté étant soudainement confrontée à l’horreur la plus totale, la modification qui s’ensuit pour l’élaboration de la mémoire est évidemment importante. Les cris de joie et de victoire s’étranglent et cèdent la place à la stupéfaction. La « mémoire positive » devient subitement « mémoire du traumatisme ». Un tel événement ne peut pas – deuxième difficulté – être facilement digéré.

C’est donc bien la stupeur qui prévaut dans un premier temps. Georges Bois-Sapin a eu l’occasion de nous dire tout ce que ce charnier avait de pathétiquement horrible, nous rappelant que ‘ « par une cruelle ironie du sort, ce sont les Américains qui creusèrent la tombe des patriotes avec leurs bombardements ’ ‘ 393 ’ ‘  ».

Les deux journaux de la presse grenobloise consacrèrent tous deux plusieurs numéros spéciaux au charnier du Polygone. Gardienne de la mémoire, on l’a dit, la presse est aussi le lieu privilégié où s’élabore au quotidien cette même mémoire. Et, en ce sens, ce sont en priorité les articles qui suivent la découverte des corps mutilés qui contribueront à forger la vision grenobloise de ce triste épisode.

Ces articles, les rédactions cherchent à les rendre délibérément durs. On constate, dès cet épisode, une certaine propension de la presse grenobloise, qui ira s’affirmant, à traiter l’événement sans en omettre l’horreur, voire en la mettant délibérément en avant. Ce procédé journalistique, tout en flattant peut-être l’intérêt morbide du lecteur, cherche à convaincre celui-ci de l’atrocité de la barbarie allemande. Les listes de victimes que publie la presse pendant plusieurs jours rappellent ainsi régulièrement la portée de l’événement dans toute son horreur.

Sur un autre plan, la découverte des charniers du Polygone sert de transition rapide vers une mémoire plus haineuse, c’est-à-dire plus vengeresse. Ce n’est plus l’Action ni même la Reconstruction qui sont alors de mise fin août 1944. Les dizaines de corps mutilés que l’on déterre entre le 26 et le 31 août appellent eux, au nom toujours de la Sainteté de la mémoire, la Vengeance, même si le choc fut tel que l’on ne pensa pas immédiatement à la mettre en branle.

Les articles de la presse grenobloise, s’ils insistent particulièrement sur l’émotion et la douleur, ne lancent en effet aucun appel à la vengeance 394 .

Y compris pour Le Travailleur Alpin, la cérémonie du 30 août n’est pas le prétexte à réclamer plus violemment justice 395 . S’engouffrant dans la voie ouverte par la découverte du charnier, le journal, dans son appel quotidien à diffuser partout ses numéros et à adhérer au Parti communiste, désigne ce dernier comme le « parti des Martyrs », installant ainsi le premier jalon d’une longue stratégie de mythification partisane que l’on détaillera plus avant dans notre étude. Notons cependant que la démarche n’est pas encore très revendicative.

Il y aura donc bel et bien une période de flou dans l’élaboration de la mémoire grenobloise. Si l’euphorie de la Libération avait fait passagèrement croire que la mémoire qui allait se mettre en place pouvait être tout aussi euphorique, le retour, après la découverte du 26 août, à des réalités plus horribles, rappelle du même coup à certains que la mémoire peut aussi avoir une fonction utilitaire.

Et s’il faut donc attendre début septembre pour qu’on assiste à de véritables appels à la vengeance, en revanche, une fois ce processus engagé, il sera difficile de l’arrêter. La « vengeance » sera pour longtemps le moteur principal de la mémoire en formation. Cette tâche sera celle qu’il faut absolument mener à bien si l’on ne veut pas trahir la mémoire de ceux qui ont sacrifié leur vie à la Patrie.

Disons le tout de suite, il s’agit là d’un but politique, qui se sert du ressort émotif qu’implique le respect sacré de cette mémoire, pour justifier, sous le terme de « juste vengeance », à la fois aux yeux de la population et face aux velléités amnistiantes du gouvernement de Gaulle, ce qui constitue bien les débuts de l’Épuration.

Notes
391.

Le Comité Départemental de Libération de l’Isère, antenne locale du Conseil National de la Résistance, est comme partout en France proche du Parti communiste, même s’il ne lui est pas totalement inféodé. 30 % des membres des CDL répartis sur tout le territoire étaient aussi membres du Parti communiste. Lire Jean-Pierre Azéma, De Munich à la Libération..., op. cit., p. 317.

392.

Si on ne connaissait pas les affreux détails de cette tuerie, on en soupçonnait au moins l’existence. Les Allobroges du 27 août rappelle qu’« on savait qu’il y avait là-bas, quelque part dans les fourrés du Polygone , des cadavres de nouveaux martyrs de la Résistance ». Mais c’est simplement « lorsque après l’abominable répression des troupes de la Wehrmacht dans le Vercors , près de deux milliers de vaches volées y furent parquées qu’une femme qui s’était risquée d’aller traire une bête pour donner du lait à ses enfants devait situer fortuitement le lieu de la fosse tragique ».

393.

Entrevue du 20 mai 1991.

394.

Alain Le Ray qui figure, en tant que commandant départemental des FFI, parmi les personnalités qui assistent à la cérémonie commémorative qui se déroule le 30 août au Polygone nous le confirmait : Grenoble était traumatisé au point qu’on n’arrivait que lentement et difficilement à assimiler cette découverte. Entretien téléphonique du 2 avril 1991.

395.

Voir en annexe n° III de l’introduction, les documents relatifs à la célèbre exécutions de six miliciens au cours Berriat, le 2 septembre 1944, à l’endroit même où furent abattus les vingt patriotes du Vercors en août. Il s’agit là clairement d’une cérémonie violente de la conjuration. Lire également le texte qui accompagne les deux photographies choisies par Jean-Pierre Azéma et Olivier Wieviorka pour illustrer leur développement sur « l’épuration parajudiciaire », in Les Libérations de la France, Paris, Éditions de La Martinière, collection « Patrimoine », 1993, p. 169.