2 – L’Épuration : un enjeu politique au nom de la mémoire.

Le Parti communiste notamment se forge de la mémoire une arme idéologique de propagande, destinée à servir un objectif politique, dans une vision donc éminemment utilitariste du recours au proche passé.

De l’autre côté, c’est Le Réveil, organe de presse des Démocrates-Chrétiens grenoblois qui, entré en lice le 1er septembre 1944, tentera lui d’envisager la mémoire dans ce qu’elle est pour ce courant de pensé nourri de christianisme, c’est-à-dire un regard que l’on tourne évidemment vers le passé, avec respect et dévotion, mais qui ne doit surtout pas servir d’argumentaire politique 396 .

Notons également que le délai qu’observent Les Allobroges et Le Travailleur Alpin, avant de mettre en marche leurs rotatives au service de cette juste cause qu’est l’Épuration, n’est pas plus long que pour la plupart des organes de presse de gauche de tout le territoire. Au reste, la gauche grenobloise, s’attaquant à ce problème au début de septembre 1944, semble même être un peu en avance sur la gauche parisienne. Peter Novicknote à ce sujet la rapidité avec laquelle le « Sud » organisa l’Épuration et l’explique par le fait que, contrairement au « Nord », ‘ « la libération était accomplie par la Résistance elle-même, qui harcelait les Allemands en déroute et comblait le vide du pouvoir créé par leur départ ’ ‘ 397 ’ ‘  ».

La découverte des charniers du Polygone est bien l’événement qui permit aux républicains grenoblois les plus décidés d’effectuer une surenchère dans ce domaine, transférant le problème du domaine de la nécessité à celui doublement plus prégnant du devoir et de l’émotion. Les termes de « vengeance sacrée », de « dette d’honneur », fleurissent alors, remplaçant celui, plus neutre parce que plus administratif, d’Épuration.

Pour les communistes grenoblois, l’équation est simple. Il faut ne pas oublier de se souvenir, et agir en conséquence par la répression, dans le double but de punir les coupables et de régénérer la nation. Le schéma est alors toujours le même pour les partisans grenoblois du Parti. Il fait intervenir la mémoire à l’avant-garde de leurs arguments. Le respect de cette mémoire justifie tout d’abord la promesse que l’on a faite à ceux qui se sont sacrifiés de les venger, rappelle ensuite aux autres le martyre de certains, et entraîne logiquement en bout de chaîne une juste vengeance. Et dans ce domaine, c’est bien à partir du début du mois de septembre 1944 que tout s’accélère à Grenoble.

A partir de cette date, de multiples articles appellent en effet directement, sans ambages, à la vengeance. Ils s’accompagnent parfois de photographies dont la légende est significative d’un certain type de discours, comme celle-ci, sous-titrée :« Que ceux qui seraient tentés d’oublier conservent ce témoignage du passage des bourreaux allemands et de leurs barbaries. »

Il n’est pas douteux que l’appel à la vengeance fonctionne en l’occurrence d’une manière très efficace, puisque, comme nous le disait René Mouchet, vice-président pour l’Isère de l’Association Nationale des Anciens Combattants de la Résistance, ‘ « A Grenoble, tout le monde se connaît  ’ ‘ 398 ’ ‘ ». On comprend que le ressort émotif sur lequel joue alors cet appel remplit d’autant plus sa fonction que l’on a l’impression que les martyrs que l’on représente torturés ou pendus sont des fils de Grenoble, que toute la population a effectivement l’impression de connaître intimement.

Les supports visuels ne sont ainsi pas du tout négligés par les journaux, tout au contraire. Nous avons ainsi compté douze photographies entre le 8 septembre 1944 et fin octobre 1944, qui, particulièrement réalistes, incitent plus ou moins directement et par l’administration de preuves irréfutables de la barbarie allemande, à la vengeance 399 .

Mais une voix discordante s’élève bientôt pour s’opposer à cette « gestion » intéressée du souvenir, comme l’illustre l’article que publie en première page Les Allobroges du 21 septembre 1944. La parution même d’un tel article prouve que cette utilisation de la mémoire pour couvrir ce que certains, opposés politiquement au Parti communiste, assimilent déjà ouvertement à une pratique excessive et revancharde, n’est pas du goût de tout le monde. Vilipendant ceux que ‘ « la divulgation des atrocités allemandes indispose » ’, il rappelle en effet que la « vengeance sacrée » est un devoir qu’il faut savoir mener à terme. Ceux qui s’en offusqueraient sont alors directement reliés au parti de la Collaboration. Le doigt que pointe Les Allobroges, ici en direction du Réveil, est on ne peut plus accusateur et, visant à instaurer un climat de crainte dans lequel plus personne ne pourrait élever la voix contre d’éventuels excès de la ‘ « justice populaire ’ ‘ 400 ’ ‘  » ’, transforme l’Épuration en enjeu politique au nom de la mémoire.

Car c’est bien par rapport à l’Épuration qu’a lieu la première poussée de fièvre de ce qu’Henry Rousso appelle justement le « syndrome de Vichy » ; la situation politique de Grenoble en septembre-octobre 1944 en est la preuve, qui offre le visage d’une grave crispation autour de ce problème.

Le Réveil, malgré tout, puisque c’est de lui qu’il s’agit, va oser contester leur monopole aux Allobroges et au Travailleur Alpin. Tenter de donner une autre version de la mémoire, ou plutôt essayer de faire passer un autre message au nom du respect de cette même mémoire, va être, dès le mois d’octobre, un de ses principaux buts.

Le journal démocrate-chétien, lui, n’est en effet pas suspect d’étalage photographique. Nous n’avons en effet relevé aucune photographie « complaisante », que ce soit en première ou en deuxième page du quotidien catholique. Quand il consacre des articles aux martyrs régionaux, Le Réveil se sert bien entendu aussi du support photographique, mais pas des mêmes clichés, comme en témoigne celui que nous reproduisons ci-après et qui est très représentatif d’une ligne journalistique et d’une conception du « phénomène mémoire » radicalement différentes.

Pour le lecteur grenoblois, l’interprétation de cette photographie est simple : les parents des victimes font face aux croix catholiques, dans un but de pieux souvenir et dans une attitude de digne dévotion. La quintessence de la conception de la mémoire que commence à développer Le Réveil est toute présente dans cette photographie, qui associe classiquement la douleur personnelle au culte commun des morts.

De même, les titres des nombreux articles commémoratifs consacrés par Le Réveil aux martyrs grenoblois et isérois sont-ils toujours relativement neutres, c’est-à-dire assez modérés (« A la mémoire de... » (5 septembre) ; « Pour la mémoire de... » (29 septembre) ; « Le Vercors honore ses morts » (18 septembre) sont autant de titres qui contrastent fortement avec la « barbarie sadique » dont parle Les Allobroges le 15 septembre).

Le Réveil, on l’a compris, ne fonctionne donc pas du tout sur le même schéma que Les Allobroges ou Le Travailleur Alpin. Il refuse de se servir de la mémoire comme d’un moyen pouvant justifier l’Épuration et ses éventuels excès. Bien plus, il prendra l’exact contre-pied de ce schéma et cherchera à prouver qu’au nom de cette même mémoire, il faut au contraire être indulgent. Le plus intéressant est que ce refus va se faire de plus en plus visible. Surtout – c’est en cela que la spécificité du Réveil est remarquable –, il s’affirmera, ne craignant pas la difficulté, au nom des valeurs chrétiennes dont le journal s’applique alors à prouver que ce sont elles qui ont principalement imprégné la Résistance.

A priori, Le Réveil tente là l’impossible. Clamant bientôt haut et fort ses idées sur l’Épuration, il prend d’ailleurs des risques, le climat semi-révolutionnaire de l’époque ne se prêtant pas à la patience ni à l’écoute. L’habileté du journal consiste alors en la subtile alchimie qu’il mit au point, distillant en doses harmonieuses juste indignation, respect d’une mémoire sacrée et surtout application du message chrétien de pardon.

Ainsi, anticipant et prévenant toute accusation d’oubli, Antoine Bérard, qui fut, avant d’écrire pour Le Réveil, le correspondant du très pétainiste Sud-Est à Vichy 401 , a soin, le 6 octobre 1944, de préciser justement que « les crimes de délation et de trahison ne sont pas de ceux qui s’oublient ! ». Sacrifiant ensuite à un déterminisme racial alors encore à la mode, qui stigmatise le « Hun, l’Allemand aux instincts ataviques », il explique que si les Allemands se sont laissés aller à leur penchant naturel, c’est principalement parce que ‘ « ce qu’il pouvait y avoir de christianisme dans leurs âmes barbares » ’ a été extirpé. Et selon le journaliste, lancé dans une démonstration un brin hasardeuse, si des Français ont suivi la voie de la Collaboration, c’est qu’ils ont tout simplement quitté leur voie naturelle, c’est-à-dire le chemin séculaire tracé par la fille aînée de l’Église : ils se sont, à proprement parler, dévoyés. Pour les punir, à le suivre, il ne faut alors pas employer les mêmes moyens que ceux qu’on vient de désigner comme des tortionnaires parce que ce serait clairement se rabaisser au même rang qu’eux. La justice doit donc logiquement être « rigoureuse mais digne 402  ».

Pour rebâtir le pays et revivifier la nation, Le Réveil fait donc plus confiance à l’union dans le pardon qu’à la régénération sanglante prônée par le Parti communiste et historiquement calquée sur le modèle Robespierriste.

L’article, paru en première page, sonne comme une véritable profession de foi, résumant en quelques lignes la position qui maintenant sera celle du Réveil. On y dit clairement non à la mémoire vengeresse et l’on y milite pour une mémoire plus positive, plus prompte à l’indulgence, dans le but suprême de pouvoir un jour revivre ensemble. La rupture est donc définitivement consommée avec les communistes à cause de l’appel aux valeurs chrétiennes, que certains pensaient surannées, dans un débat autour des fonctions de la mémoire qui devient alors vraiment moral, au moment précis où il se politise 403 .

Il faut d’ailleurs signaler que l’organe « catholicisant » jouit en la matière d’un énorme avantage ; la mémoire telle qu’on la met en place en 1944 et telle qu’elle se pratique socialement doit en effet beaucoup à un schéma hérité de cérémonies où domine la tradition chrétienne de dévotion et de culte des morts. C’est ainsi que le respect de la mémoire peut déjà apparaître, en lui-même, comme un principe chrétien, pour une population qui compte encore le 2 novembre au calendrier de ses fêtes préférées et associe la fête de tous les saints au culte des morts. La dimension de passivité, de « regards vers l’arrière », vers le mort, interdit presque structurellement toute interprétation et toute vision perspective au nom de la mémoire. Il s’agit simplement, pour les chrétiens, de se recueillir.

Il ne faut cependant pas s’y tromper et se laisser prendre dans les rets d’un irénisme fallacieux et à son tour un brin « jésuite ». Le but du Réveil est tout aussi politique que celui du Travailleur Alpin. Voulant se faire l’écho et le porte-parole local des idées du général de Gaulle, Le Réveil représente cette frange de l’opinion qui fait surtout confiance au général pour éviter la révolution et ses excès sanguinaires 404 . Que ceux qui adhèrent au point de vue exprimés par Le Réveil aient participé effectivement à la Résistance ou non importe finalement peu. Ce qui les fait se fédérer autour du Réveil, c’est une peur commune que les pronostics quotidiens du Travailleur Alpin ne se réalisent vraiment.

Et de fait, dès le 7 octobre, Le Travailleur Alpin ne manquait pas de réagir très promptement à l’éditorial d’Antoine Bérard, titrant sur toute la largeur de sa première page et en gros caractères : « De l’indulgence pour les traîtres ? Voudriez-vous vraiment insulter nos morts ? ». Pierre Fugainnous a d’ailleurs dit tout ce que cette vision des choses fit pour le dissuader de participer aux cérémonies commémoratives qui se multiplièrent à la Libération. Trop de monde avait en effet selon lui interprété le message du Réveil comme la délivrance d’une espèce de blanc-seing rétroactif. Et la rapide mainmise du pouvoir central sur les Comités d’Épuration, en bridant les volontés « jusqu’auboutistes » de certains, permettait ainsi aux collaborateurs et aux sympathisants vichystes de se noyer dans la foule des commémorants, espérant par là même se racheter à bon compte une virginité politique et sociale.

En accusant plus ou moins ouvertement les communistes de se servir de la mémoire comme d’un alibi pour justifier les excès de l’Épuration – extrêmement peu nombreux à Grenoble, signalons-le 405 –, en prodiguant un message de paix au nom d’une mémoire résolument positivante et même à vocation amnistiante, Le Réveil fournit en fait un tout autre alibi à ceux qui veulent se faire oublier.

Reste que s’autorisant du principe de charité chrétienne ou du principe d’exigence révolutionnaire, ce sont bien sûr deux visions, deux interprétations, pour tout dire mémoires qui se font ainsi hiératiquement face. Préludant à un antagonisme qui ira de plus en plus s’aggravant, cette opposition mémoire vengeresse/mémoire positivante, fournit la matrice de toutes les querelles dont Jean-Pierre Rioux, dans sa préface à l’ouvrage de Peter Novick, nous dit qu’elles sont les signes d’un ‘ « véritable conflit franco-français ’ ‘ 406 ’ ‘  ».

Notes
396.

Bernard Montergnole a résumé en une page particulièrement dense les enjeux qui se nouent à Grenoble à l’époque autour de l’Épuration. Lire La presse grenobloise de la Libération (1944-1952), Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1974, la page 31. Ses mots sont parfois durs quand il parle par exemple d’« appels au meurtre » lancés par Le Travailleur Alpin. Entrevue du 24 mai 1991.

397.

Peter Novick, L’épuration française. 1944-1949, Paris, Le seuil, collection « Points-Histoire », H. 145, 1991, p. 124-125.

398.

Entrevue du 28 février 1991 et du 8 novembre 1996. Attention à noter une légère distorsion ici, puisque beaucoup des morts de la Résistance qu’a compté la région n’en sont pas natifs.

399.

Cet appel à la vengeance, incessant, toujours renouvelé, connaîtra bientôt, avec les commémorations de Valmy, le 20 septembre 1944, une première pause. Il est d’ailleurs significatif que les cérémonies commémoratives officielles ne laissent que peu de place à de tels appels. Elles fournissent plutôt l’occasion d’affirmer, sous la férule des représentants des autorités officielles, la cohésion de la communauté retrouvée, comme nous allons bientôt le voir.

400.

L’expression est de Louis Bonnaure.

401.

Merci à Bernard Montergnole pour cette précision.

402.

Bientôt, Le Réveil osera parler de façon explicite de « pardon ».

403.

Pour rendre encore plus intelligible cette radicale opposition, on pourrait résumer ainsi la conception de la mémoire en laquelle croit Le Réveil : la tradition religieuse oblige au respect de la mémoire, qui appelle elle concomitamment la dévotion et l’indulgence, deux valeurs éminemment chrétiennes débouchant sur l’oubli volontaire, par l’effort du pardon et entraînant donc, à terme, une épuration « douce ».

404.

Cf. infra, notre partie sur la « mémoire collabo ».

405.

Lire l’article que Florence Dalmas a tiré de son mémoire de fin d’études (sous la direction de Roland Lewin, IEPG, 1989), « Il y a 45 ans : l’Épuration à Grenoble », in Les Affiches de Grenoble et du Dauphiné, 4 août 1989, p. 4-6.

406.

In op. cit., p. 17.