B – Évincer : le retour des prisonniers et déportés 407 .

Le terme très générique de « prisonnier » 408 , généreusement employé à la Libération, recouvre des réalités en fait très variées. Dans l’esprit de ceux qui y ont recours en 1944 et encore en 1945, il semble qu’il englobe sans grande nuance des expériences pourtant aussi dissemblables que celles qu’ont vécues les militaires vaincus de 1940, les jeunes hommes réquisitionnés et envoyés en Allemagne au titre de la Relève et surtout du STO à partir de 1943, les déportés politiques, arrêtés pour leur activité dans la Résistance 409 , les déportés « raciaux » (dont on peut déjà indiquer ici toutes les difficultés qu’ils éprouvent à faire entendre leur différence) et d’autres encore, qui furent condamnés et emprisonnés pendant la guerre pour marché noir par exemple.

Cette vaste catégorie, aux contours par essence assez mal définis, constitue un véritable groupe social qu’on désigne souvent d’un vocable on ne peut plus révélateur : les Absents. Elle est en effet composée de participants à la guerre qui sont tout à fait particuliers et qui, pour l’opinion publique, se révéleront en tout cas dans le très court terme difficilement assimilables à une mémoire globale de la Deuxième Guerre mondiale. Avant donc d’étudier plus avant la spécificité de chacune de ces mémoires, c’est-à-dire une fois qu’elles sont, plus tard, bien et clairement constituées, qu’elles fonctionnent pour et par elles-mêmes, on doit s’arrêter d’abord à ces quelques mois qui, à la Libération même, entre l’été 44 et l’été 45, marquent la réception par l’opinion publique de ces autres expériences. Essayer de mettre en place une mémoire qui leur soit propre et qui puisse être viable semble alors relever de la gageure, car trois obstacles dirimants se dressent en effet immédiatement devant toute volonté de cet ordre, qui contribuent à notre sens non pas à déboucher sur un oubli volontaire des « Absents », mais plutôt à considérer comme forcément marginale leur expérience et par conséquent, en les contraignant au repli corporatiste, à les évincer de la mémoire collective grenobloise.

Il faut d’abord essayer de vaincre cette diversité – artificiellement gommée les premiers temps par l’emploi de dénominations trop floues – entre les diverses catégories de « prisonniers ». Que chaque groupe veuille accéder à sa propre mémoire, comme ce sera bien évidemment et logiquement le cas et l’éclatement menace, d’autant plus que nous verrons que des volontés plus ou moins flagrantes d’ostracisme frappent rapidement certaines de ces catégories.

Ensuite, il faut savoir, et c’est encore plus complexe à déterminer, au nom de quoi une mémoire de l’emprisonnement et de la Déportation peut se justifier. Les « prisonniers » incarnent-ils symboliquement la Défaite, la Victoire, ou le Traumatisme ? Leur mémoire est-elle en ce cas utile à l’ensemble du corps social et si oui, à quoi ? Un oubli radical n’est-il pas en l’occurrence beaucoup plus souhaitable ? En un mot, là aussi, ne peut-on pas dire que les « Absents ont toujours tort » ?

Enfin, un problème essentiel restera longtemps irrésolu : c’est celui qui pose la question de la possibilité de la transmission d’une telle expérience du traumatisme. Ou plutôt, ce qui nous semble être en question, c’est l’adéquation entre cette expérience qui cherche à se dire et les vecteurs empruntés pour que sa transmission soit efficace, le problème étant en effet plus d’ordre technique que de nature morale.

Notes
407.

De nombreux cartons des Archives Départementales de l’Isère et des Archives Municipales de Grenoble contiennent des documents intéressant ce thème ; cf. infra, la présentation de nos sources, pour leur détail.

408.

Voir sur ce thème, en bibliographie, le détail des références des études d’Yves Durand notamment.

409.

Sur ce sujet précis, on peut trouver quelques informations d’ordre surtout général, dans Karin Dupinay, épouse Bedford, Le retour des déportés en Isère. 1945-1950, mémoire de maîtrise sous la direction de Bernard Bruneteau, « Séminaire d’Histoire culturelle et religieuse contemporaine », Université Pierre Mendès France, UFR Sciences Humaines, Département d’Histoire, juin 1996, 231 p. Ce travail nous a été aimablement prêté par M. Henry Duffourd, président de la section iséroise de la FNDIRP.