1 – Premiers essais de mémoire ? Une représentation ambivalente.

La première tentative de mémoire qui concerne les prisonniers et les déportés se met en place – et c’est bien sûr là une originalité évidente – alors que ceux-ci sont encore en Allemagne. La véritable question est alors de savoir comment, en 1944, on imagine le prisonnier, puisqu’on ne le voit pas.

C’est la presse grenobloise de la dernière semaine de décembre 1944 qui peut le mieux nous renseigner sur ce point. En effet, tous les journaux grenoblois ouvrent à cette époque leurs colonnes à une opération de promotion en faveur de la campagne intitulée ‘ « la Semaine nationale de l’Absent » ’, menée à grand renfort de publicité et qui vise à recueillir des fonds pour procurer l’essentiel aux prisonniers français alors en instance de rapatriement.

Un premier constat s’impose d’évidence à l’examen des supports iconographiques de cette campagne : c’est celui de la persévérance d’une certaine mythification de l’Absent, jusque là propre au régime vichyste. On sait en effet que pour la Révolution nationale, le prisonnier constituait une des figures essentielles de sa mythologie. Choyés (mais à distance...) par le régime 410 , deux millions de prisonniers enfermés en Allemagne étaient ainsi l’objet des sollicitations toujours renouvelées de Pétainau cours des piteuses tractations menées avec Berlin 411 . Gérard Millernous rappelle à ce propos que, pour le maréchal, ‘ « le prisonnier est d’autant plus exemplaire qu’il est absent. Qui ne s’estimerait heureux en comparaison de ce qu’il endure ? C’est le repoussoir de la France pétainiste. On a faim ? Il a plus faim. On a froid ? Il a plus froid. Les Allemands sont chez nous ? Lui, il est chez les Allemands ’ ‘ 412 ’ ‘  ».

Or, la codification symbolique du Prisonnier perceptible à travers les images de « la semaine de l’Absent » fin décembre 1944 et que nous allons à présent étudier, est exactement la même que celle développée par l’imagerie du régime vichyste pendant quatre ans. En nous renseignant sur la vision qu’ont les Français de « Ceux de l’Exil 413  », elle prouve que la Libération n’a pas changé grand-chose – ou du moins pas encore, c’est-à-dire tant qu’ils ne sont pas revenus – à la conception du prisonnier que se font les Français, ce qui après tout est logique. La Résistance n’a pas encore disposé de suffisamment de temps pour positiver, voire inverser la valeur imaginaire affectée par Vichy depuis quatre ans à la figure du prisonnier.

Trois thèmes principaux se distinguent très clairement dans cette imagerie, illustrée ici par quelques-uns des dessins publiés par la presse grenobloise fin 1944 414 . Il nous semble intéressant d’essayer d’en percer le symbolisme et d’en apercevoir la signification foncière.

Sur la première affiche, la terre qu’on évoque autant qu’on l’invoque telle une déesse tutélaire – « Sa terre lui manque, il manque à sa terre », dit le message 415 – est celle que l’on a mis tant de temps à façonner pour lui donner cet aspect, à la limite de l’image d’Épinal, et qui est supposée résonner profondément dans la mémoire de tout bon Français. Les sillons sont réguliers, on distingue un arbre, isolé, là-bas, au milieu du champ, deux bœufs attelés qui tirent une charrue dirigée par un paysan qu’on devine humble et travailleur. Le noyau de vie sociale se trouve à l’arrière-plan, groupé autour du pôle de référence sociale et morale que représente l’église. Puis viennent les collines et derrière elles, c’est-à-dire « au-dehors », « loin », l’image fantomatique de l’Absent, les bras ballants, désœuvré, réduit à contempler sa terre en esprit.

Le sens de l’affiche est on ne peut plus clair : il s’agit de donner pour que le prisonnier puisse retrouver sa vie d’avant le cataclysme ; et l’affiche d’insister alors sur la double réciprocité « homme/terre/sol national ».

Dans la deuxième image, la cellule familiale classique – fondée sur la trinité essentielle « Père-chef de famille/épouse-mère/enfants » – est éclatée à cause de l’absence de la figure centrale, assimilée là encore à une silhouette fantomatique.

La mère, elle, tricote pensivement et pieusement (activité féminine par excellence, très chère par ailleurs à la vision pétainiste de la femme au foyer 416 ...), n’arrivant pas plus à tromper son ennui qu’à répondre aux angoissantes questions que lui pose sa fillette.

Sur la troisième et dernière vignette, le prisonnier est clairement un militaire (capote, calot, barbe de sapeur), sûrement capturé en 1940. Il contemple sûrement, depuis l’intérieur de son baraquement et par-delà l’obstacle de la fenêtre, la liberté, sa patrie et son foyer.

Ce qu’on cherche là à stigmatiser, c’est semble-t-il plutôt la misère morale que le dénuement matériel du prisonnier, tout en insistant, grâce à la légende, sur l’espoir d’un proche retour.

Il est remarquable que les trois thèmes que nous pouvons discerner dans cette rapide approche iconographique recoupent parfaitement l’un des plus importants axiomes pétainistes, celui qui symbolise par excellence la philosophie de son entreprise ultra-réactinnaire : Travail, Famille, Patrie. C’est donc bien l’extraordinaire décalage entre la présentation de ce prisonnier modèle, un brin aseptisé et surtout transformé à son corps défendant en outil de propagande, et la réalité que l’on découvrira à partir de mi-1945, au moment du retour massif d’Allemagne, qui empêchera la facile constitution d’une mémoire de l’emprisonnement. On se rendra compte avec une sorte de stupeur en 1945 que la vision que l’on avait des camps – de prisonniers bien sûr, et encore plus de ceux de la Déportation –, savamment élaborée par la propagande vichyste, ne correspondait en rien à la vérité.

Notes
410.

C’est ce que montre en détail les archives conservées aux ADI. Cf. notamment 13 R 846, « Comité d’accueil des prisonniers de guerre [...]. 1940-1944 ».

411.

L’historien américain insiste longuement sur ces négociations entre un Pétain désireux de faire rentrer au plus vite les quelque 2 millions de prisonniers français et un Hitler conscient du chantage qu’il peut exercer autour de ces prisonniers. Le rôle que joua Georges Scapini, le négociateur aveugle de Pétain (il avait perdu la vue lors de la Première Guerre mondiale) est essentiel (lire notamment La France de Vichy ..., op. cit., p. 77-105).

412.

Gérard Miller, Les Pousse-au-jouir du maréchal Pétain, Paris, Le livre de poche, collection « Biblio-essais », 1988, p. 146-148. Sur l’importance des prisonniers pour Pétain, on peut aussi consulter avec grand profit l’étude de Dominique Rossignol, Histoire de la propagande en France de 1940 à 1944. L’utopie Pétain, Paris, Presses Universitaires de France, collection « Politique d’aujourd’hui, 1991, p. 84-87.

413.

C’est comme cela que les désigne par exemple Le Travailleur Alpin, dans son numéro du 28 décembre 1944, en 2ème page.

414.

Pour d’autres exemples, voir annexe n° II.

415.

Comment ne pas entendre là un écho à la formule fameuse (soufflée par Emmanuel Berl) que Pétain emploie le 25 juin 1940 : « La terre, elle, ne ment pas » ? Voir « Appel du 25 juin 1940 », in Philippe Pétain, Discours aux Français, édition établie par Jean-Claude Barbas, Paris, Albin Michel, 1989, p. 63-66.

416.

Lire l’étude très savante de Francine Muel-Dreyfus, Vichy et l’éternel féminin, Paris, Le Seuil, collection « XXème siècle », 1996, 384 p.